Ce texte figure dans le livre « Sacré mont Blanc » (Juin 2020)
Dans la forêt, les arbres enveloppèrent la cabine d’un canyon végétal intime dont les parois défilèrent lentement autour de nous. Un écureuil spirala le long d’un tronc et disparut dans les branches basses. Déjà loin au dessous de nous, la vallée apparaissait verdoyante, accueillante, humaine. Plus haut, de raides pentes herbeuses traversées de ruisseaux prirent le relais des arbres. Sur des sentiers zigzagants joliment tracés, couleur de terre sur fonds vert, montaient déjà quelques randonneurs matinaux. Puis la végétation disparut et nous survolâmes un univers totalement minéral, glacis de roches brillantes traversé de pierriers immenses, sans vie, inhospitaliers. Sur le versant d’en face, un cirque glaciaire gigantesque se dévoila peu à peu. L’interminable arête rocheuse déchiquetée qui nous surplombait s’abaissa rapidement, démasquant de puissants sommets glaciaires.
Cette progression vers le haut, tant d’années à la parcourir sur tant de montagnes me l’ont rendue familière. L’étagement de la végétation, la disparition progressive du vert, la chute des températures, la densité de l’air qui diminue… même la qualité des sons se modifie avec l’altitude : ils s’appauvrissent en graves, comme si une petite note aiguë, à la limite de l’imperceptible, résonnait à travers la montagne. Ces transformations lentes, au rythme du pas du marcheur, font de la montée une expérience de tous les sens.
Cette traversée flâneuse de la moyenne montagne permet une acclimatation du corps, du cœur et de l’esprit nécessaire avant d’aborder la Haute. Pour évacuer la vie ordinaire, et laisser place à l’extraordinaire. Voilà pourquoi depuis des décennies je n’emprunte plus guère les remontées mécaniques. C’est un choix, mais une envie aussi. Avant de s’engager dans le monde du roc et de la glace, se gorger une dernière fois des bruits de la forêt, poser la tente au bord d’une lagune minuscule, dénicher l’ultime plaque d’herbe cachée au cœur du minéral, sont des bonheurs absolus que je ne manquerai pour rien au monde.
Aujourd’hui, c’est l’exception. Une promesse d’ascension faite à ma fille Brunelle, une unique journée pour la mener à bien… le téléphérique devenait inévitable. Va pour le téléphérique ! Voilà qui me permettra de remettre à jour mes sentiments concernant ce moyen de transport que je ne connais plus.
Dans la cabine, malgré l’heure encore matinale, il fait chaud. Le soleil donne à plein sur les vitres, l’effet de serre est au travail. La montée se fait en silence, à peine troublé par le chuintement des roues sur le câble et le hululement doux du vent à travers l’ouverture d’aération. La cabine oscille doucement sur son erre, faisant lentement tanguer la ligne d’horizon. La transformation de ces paysages immenses me remplit d’émerveillement et d’émotion. Dans ma pratique habituelle, l’effort et l’engagement font partie intégrante du bonheur d’une ascension. Je ne sais que penser de cette occasion qui m’est offerte aujourd’hui : un nouveau regard sur ces versants, ces arêtes et ces glaciers, que je peux pour une fois contempler dans le confort, le calme et la sécurité. Le principe si cher à mon cœur de l’ascension à pieds tangue devant toute cette beauté. Pourtant, nos voisins de cabine babillent comme si de rien n’était. Ont-ils conscience de la valeur de ces instants ?
Terminus. A l’ouverture des portes, un air glacial nous saute au visage. Voilà, nous sommes en haute montagne. Sans transition. Tout cela va trop vite.
Un couloir de béton humide mène vers la lumière. Dehors, c’est le choc. Une vilaine plateforme de pierraille boueuse a été nivelée à la pelle mécanique. De loin en loin, des rouleaux de câbles rouillés, des ferrailles tordues et des planches de bois pourries jonchent le sol. Au centre de ce haut lieu d’humanité trône un snack-bar, copie conforme de ceux que l’on trouve dans n’importe quel camping bon marché. Une radio musicale égrène les tubes de l’été. Je suis prêt à parier que d’ici trois heures le site embaumera la saucisse – frites. Quelques touristes matinaux montés par les premières bennes attendent autour d’un café l’ouverture de la grotte de glace, animation classique des terminus de téléphériques, qui n’ouvre que dans une demi-heure.
Autour de cette triste verrue de civilisation, la montagne reprend ses droits. A un kilomètre, une vertigineuse muraille rocheuse barre l’horizon sud. Chaque dent de cette mâchoire de géant est un sommet de plus de 3600 mètres d’altitude. De chaque brèche qui les sépare dévalent des couloirs de glace, raides et effilés. Ces affluents solides alimentent un glacier craquelé et boursouflé qui ondule à perte de vue.
Pour qui monte à pieds, l’arrivée sur un glacier constitue un moment très particulier, entrée solennelle en royaume de haute montagne après l’acclimatation lente dont j’ai déjà parlé. Le téléphérique permet ici l’accès immédiat et sans effort à cet univers de l’altitude. J’apprécie pleinement le cadeau, qui rend possible cette dernière visite de la saison à mes amies les montagnes.
Au rivage du glacier, nous nous équipons, avec quelques autres alpinistes. Des touristes nous observent depuis la terrasse du snack. Leurs regards disent le gouffre qui sépare nos ressentis respectifs de cet endroit. Sont ils effrayés ou envieux de nous voir partir sur cet étrange océan qui leur est inaccessible ?
Les cordées se dispersent en direction de leurs objectifs respectifs et disparaissent à l’horizon. Nous voilà seuls sur le glacier. La pente est faible, les crevasses rares, le temps est magnifique. Grâce à la montée en téléphérique, nous sommes en pleine forme, et à peine chargés de sacs à dos minuscules. Nous bavardons tranquillement pendant cette marche facile et agréable comme une promenade du dimanche sur le bord de mer.
Le sommet est déjà atteint. L’ensemble du massif se dévoile à nos regards émerveillés. Comment est-il possible de se retrouver immergés à ce point en haute montagne au prix d’un effort si insignifiant ? Il n’y a pas un souffle de vent, le soleil chauffe agréablement nos visages. Un long moment silencieux s’écoule.
Des voix lointaines nous tirent de notre sieste. Plusieurs cordées approchent. Je n’en ai jamais vu d’aussi longues. Elles comptent entre 6 et 10 membres. Copains de promo ? Sortie de clubs ? Enterrement de vie de garçon ? Dans tous les cas, il doit être compliqué de circuler en terrain technique avec ces mille-pattes. Par contre en cas de chute en crevasse le risque d’entraîner ses compagnons avec soi est réduit à zéro.
Un guide mène l’une des cordée, il s’arrête pour répondre à nos question. Dans ce terrain très facile, il est possible d’emmener en toute sécurité un grand nombre de personnes, ce qui lui permet de pratiquer des tarifs individuels extrêmement abordables tout en s’assurant un revenu correct.
– Et tu peux prendre combien de personnes, comme ça ?
– Plus que ça, beaucoup plus ! (rires)
Pour ce guide, le téléphérique est une bénédiction. Grâce à lui, la course est accessible à Monsieur et Madame ToutleMonde, et ne dure guère plus de 3 heures. Si la météo le permet et qu’il s’organise bien, il peut enchaîner deux groupes dans la journée et être à la maison pour l’apéro. Mais j’espère pour lui que de temps à autres il a l’occasion de se faire plaisir dans d’autres courses !
Les membres des cordées immobilisées par notre conversations semblent ravis, leurs mines réjouies en témoignent. Cette ascension constitue pour eux une magnifique opportunité d’approcher pour la première fois la haute-montagne, dans une ambiance de plaisir qui leur donnera peut-être envie de persévérer. Peut-être même qu’un jour l’un(e) d’entre eux (elles) en viendra à partir en ascension sans utiliser le téléphérique ?
De retour au village, nous contemplons la montagne en sirotant une bière à la terrasse d’un bistrot. D’épais nuages sombres commencent à bourgeonner autour des sommets. Ce sera bientôt l’orage. Nous étions là-haut il y a à peine une heure, et nous voilà déjà dans la vallée, en sécurité, heureux de cette bonne journée.
Bizarre, bizarre…