Quand j’avais 6 ans, j’ai vu avec mes parents un film documentaire sur les indiens de l’altiplano bolivien vivant au bord du lac Titicaca. Je suis sorti du cinéma chamboulé au plus profond, non pas par les paysages époustouflants de la Cordillère des Andes ou la vie incroyable d’un berger de lamas, mais par quelques images d’une fête de village durant laquelle un orchestre populaire jouait des airs traditionels sur des « zampoñas » (flûtes de pan). Et je me suis juré que je jouerai cette musique un jour.
C’est ainsi qu’à dix ans, j’ai créé mon premier groupe de musique des Andes. Mais, à cette époque d’avant l’Internet et le commerce mondialisé en ligne, où se procurer les instruments de là-bas, et en particulier les fameux « zampoñas » ? La réponse, comme toujours, est arrivée par là où je ne l’attendais pas. En jouant au « Chapeau de Napoléon », cet ensemble de terrains vagues entourant le fort de Sainte-Adresse sur les hauteurs du Havre, où allaient et venaient encore quelques militaires désoeuvrés, je suis tombé un jour sur une étrange forêt d’arbustes aux feuilles géantes, qui peuplaient les fossés. Avec les copains, nous fîmes des dizaines de cache-cache géants parmi les tiges fragiles, que nous écrasions sans vergogne pour fuir nos poursuivants. Je remarquai un jour que les tiges étaient creuses, et le rapprochement se fit tout seul dans mon esprit. C’est avec ce matériau que je croyais local (je comprendrai mon erreur par la suite) que j’ai fait mes premiers essais de fabrication de Zampoñas, en continuant à rêver à la « totora », roseau bolivien du lac Titicaca qui est le matériau originel mythique pour fabriquer cet instrument. Pris par l’enthousiasme, j’en a fabriqué des dizaines, peut-être des centaines, de toutes tailles, tous accordages. La qualité de mes créations au augmenté avec mon expérience. Rapidement, elles ont été suffisamment justes pour que j’en joue au sein de groupes de musique. Quarante ans après je les ai toujours, elles n’ont pas bougé (à part celles sur lesquelles je me suis malencontreusement assis, bien sûr !)
Oui, je peux dire que c’est avec la Renouée du Japon que j’ai débuté ma pratique de la musique verte… et même ma pratique de la musique tout court !
La renouée du Japon est cette plante à haute tiges et vastes feuilles qui forme, au printemps, des massifs denses et bien circonscrits sur le bord de certaines routes, décharges ou rivières.
C’est une plante particulièrement intéressante pour la musique verte, mais je voudrais d’abord vous en parler de manière large car elle a beaucoup à raconter.
En France, le terme « Renouée du Japon » est souvent utilisé de manière impropre car beaucoup de gens s’en servent pour désigner indifféremment trois espèces différentes : la Renouée du Japon proprement dite (Reynoutria japonica), la Renouée Sakhaline (Reynoutria sachalinensis), et leur hybrique, la Renouée de Bohème (Fallopia × Bohemica). Les botanistes passant leur temps à modifier la structure de leur classification en fonctions de leurs découvertes, on utilise aussi et de plus en plus le nom de genre Fallopia au lieu de Reynoutria.
Effectivement, on peut les confondre facilement, car elles se ressemblent par de nombreux aspects :
- Haute taille (2 à 4 mètres à l’âge adulte)
- Tiges vertes parfois tachetées de marron, épaisses et creuses, composées de segments droits (ou « entre-nœuds ») de 5 à 30 centimètres de long séparés par des opercules. Un fois sèches les tiges deviennent ligneuses et prennent une couleur marron
- Grandes feuilles (20 à 40 cm de long) en forme de coeur qui pourraient faire penser à des feuilles de lilas surdimensionnées à un ignare comme moi. Elles sont disposées de manière alterne sur la tige.
- Petites fleurs blanches regroupées en grappes qui apparaissent à partir du mois d’août à la base des feuilles
- Sous le sol, des rhizomes très dynamiques leur permettent de se développer rapidement et efficacement à l’horizontale en développant ces fameux massifs très denses qui donnent l’impression d’avoir été plantés.
Mais les trois espèces présentent cependant des détails caractéristiques qui permettent facilement de les différencier. Le plus évident est la forme et la taille des feuilles. Les feuilles de Japonica sont les plus petites (8 à 15 cm de long) et présentent une forme caractéristique de coeur aplati à sa base. Celles de Sachalinensis sont les plus grandes (jusqu’à 40 cm) et leur base est arrondie. Quand à l’hybride, elle présente évidemment des caractéristiques intermédiaires.
Une autre différence qui intéressera plus particulièrement les amateurs de musique verte : les tiges de Japonica sont légèrement coudées aux entre-noeuds, alors que celles de Sachalinensis sont quasiment rectilignes. Nous y reviendrons.
Les « Renouées du Japon » (nous continuerons à utiliser ce terme générique maintenant que vous en connaissez les limites) ne sont pas originaires de nos contrées. Elles auraient été introduites en Europe une première fois au Moyen-âge comme fourrage, mais l’on n’en conserve pas de traces directes, ce qui pourrait signifier qu’elles ont ensuite totalement disparu. Elles réapparaissent au XIXème siècle, réintroduites cette fois comme plantes ornementales pour les jardins d’agrément, et s’implantent cette fois de manière définitive, colonisant peu à peu l’ensemble du territoire. On s’aperçoit (un peu tard) qu’elles possèdent une grande capacité à se développer : non seulement leur système racinaire très vigoureux progresse sous la surface du sol et produit chaque année des « rejets », nouveaux pieds qui font rapidement s’élargir les massifs, mais en plus leurs tiges, lorsqu’elles sont jeunes, ont une stupéfiante capacité à bouturer : un fragment de quelques centimètres de long abandonné sur le sol peut produire de nouvelles racines et se réimplanter ici ou là. Ces deux renouées ont donc une fâcheuse tendance à se développer de manière exponentielle, tout particulièrement dans les zones ou l’Homme stocke des déchets : les bords de route, les terrains vagues, les lits de rivières… Elles y prennent parfois la place d’espèces végétales autochtones, peu habituées à une telle concurrence déloyale, à tel point que l’on les qualifie de plantes « invasives ». Les associations de protection de l’environnement et les collectivités territoriales mettent actuellement en place des dispositifs de recensement et de destruction pour stopper leur développement exponentiel. Récemment cependant, certains commencent à nuancer les regards, car il semblerait que les Renouées du Japon s’installent sur des terrains qui présentent déjà des fragilités. Elles seraient donc des indicatrices de problèmes plus que des causes de problème. Et la notion même d’invasive est en train d’être fortement nuancée, pour des raisons plus philosophiques et historiques que je ne développerai pas ici mais que vous trouverez ailleurs si vous en avez l’envie.
Couper quelques tiges de Renouées ne posera problème à personne à condition de respecter deux règles très strictes, sous peine de participer au développement invasif de la plante :
- Il ne faut surtout pas disséminer les racines, qui doivent être laissées en terre ou brûlées.
- Si vous utilisez des tiges fraîches, n’abandonnez pas de débris au sol, détruisez les.
Et la musique, alors ?
Le malheur des uns faisant souvent le bonheur des autres, nos Renouées ju Japon constituent une véritable mine d’or pour les amateurs de musique verte, car leurs magnifiques tiges creuses et operculées permettent de fabriquer plein de petits instruments (liste en bas de page), et ce tout au long de l’année grâce aux tiges fraîches ou sèches. Les tiges rectilignes de Reynoutria Sachalinensis sont les plus performantes car elles permettent de fabriquer plus facilement des tubes plus longs en utilisant plusieurs entre-noeuds contigüs. Mais il faut faire avec ce qu’on trouve !
A gauche : une flûte de pan en renouée du Japon (en cours de fabrication)
Deux saisons sont privilégiées pour récolter les Renouées à des fins musicales :
- En mai-juin, les pieds sont en pleine croissance. Ils sont verts, gorgés d’eau. La matière est lourde et tendre, facile à couper avec un outil bien aiguisé, chaque coup de couteau produit d’ailleurs un petit son aigrelet, déjà de la musique. Les instruments seront beaux et efficaces, mais comme avec les ombellifères fraîches, les tubes ne vont pas tarder à se ramollir car l’eau qu’ils contiennent rejoindra peu à peu l’atmosphère. En quelques jours vos flûtes vont piquer du nez, leur justesse deviendra approximative puis inexistante, les notes produites vont se remplir de vent et disparaître totalement.
- Si vous attendez l’automne, voire l’hiver, les Renouées auront séché sur pied. Elles seront devenus plus fines, plus légères, plus cassantes aussi. Leur couleur aura viré au marron. Vous pourrez faire une récolte sélective, en choisissant les entre-nœuds non fendus, avec la certitude qu’ils n’évolueront plus. La découpe sera légèrement plus délicate, mais vos instruments pourront ensuite durer des années, ce qui n’est pas courant en musique verte !
La forme « fraîche » et la forme « sèche » coexistent donc souvent quelques temps, sur la période de sortie des nouveaux pieds.
Ah, et une dernière info, hors sujet mais que je vous donne quand même : comme beaucoup de leurs consoeurs de la famille des polygonacées (sarrazin, oseille…), les Renouées du Japon sont comestibles. Vieilles elles sont fibreuses, mais toutes jeunes, à peine sorties du sol, elles ont un goût acidulé que vous pourrez apprécier. Mais ne goûtez que ce que vous reconnaissez à coup sûr, naturellement !
Voilà quelques bricolages que j’ai l’habitude de faire avec la Renouée du Japon :