L'épervier de Maheux
La lecture du roman "L'épervier de Maheux", de Jean Carrière (prix
Goncourt 1972), est une manière passionnante et différente de faire
connaissance avec la can de l'Hospitalet et les vallées qui l'entourent.
L'écrivain a en effet situé l'intrigue de son roman dans les environs
immédiats de la can, et on y trouve de nombreuses descriptions de
l'ambiance du plateau. J'y reviendrai longuement un peu plus loin. Mais
l'intérêt de la lecture de ce livre ne s'arrête pas à ces seules
considérations géographiques. La genèse de l'écriture, la manière dont
il a été reçu à sa sortie, la relation qu'entretenait Carrière avec les
Cévennes, tout cela fait maintenant quasiment partie du patrimoine
historique et culturel de la Cévennes. Pauvre Carrière qui prétend
quelque part que la Cévenne est empêtrée dans des souvenirs trop forts
qui l'empêchent d'aller de l'avant (il pense naturellement à la guerre
des camisards et à toute l'identité qui s'est créée autour de ces années
flamboyantes), voilà que sans le vouloir il a lui même participé à
renforcer la légende !
Jean Carrière n'était pas lui-même habitant des environs. Comme il le raconte de manière détaillée dans "Le nez dans l'herbe",
une autobiographie délicieuse parue en 1981, il est originaire "d'en
bas", de la région nîmoise. Mais c'est un fou de nature et de moyenne
montagne, et il devient rapidement un visiteur assidu des vallées
cévenoles, des causses, et des quelques massifs montagneux un peu plus
élevés que la région lui offre. La découverte avec le massif de
l'Aigoual est un vrai choc, il achètera bientôt une petite maison dans
la vallée du Bonheur près de Camprieu. Il y passera de nombreuses
et longues périodes de retraites tranquilles et proches de la nature.
Des fois, j'aimerai bien être Jean Carrière. A la "montagne", comme il
désigne d'une manière globale les hauteurs lozériennes, il se sent chez
lui. Pendant des décennies, il pense à écrire sur ce pays chéri. Toutes
les idées sont en place : les paysages, les odeurs, les saisons... Mais
il lui manque LA idée. Celle qui fédèrera les autres, lui permettra de
tout structurer. Carrière raconte que c'est finalement un ami d'Alès qui lui livre cette
piste. Il connaît très bien la région de Florac pour y avoir vécu sa
"belle et misérable jeunesse" dans une ferme ("qui ne s'appelait pas
Maheux", précise Carrière). Cet ami lui raconte un certain nombre de
souvenirs ponctuels mais forts. Et surtout, il lui parle de cet homme
qui passait sa vie à "creuser une montagne qui finirait par le tuer".
L'homme qui creuse sans fin sera donc le modèle du personnage central du roman. Il
paraît que le récit fondateur de l'Epervier s'est fait à la table d'une
auberge de Florac, qui est la "grande ville" que je fréquente
régulièrement. D'où cette interrogation qui me travaille : peut-être
ais-je posé mon propre cul sur la chaise qui a accueilli le postérieur
de ce grand auteur ?
A partir de là, le roman si longuement espéré s'écrit quasiment tout
seul. Les personnages trouvent leur place, les relations se précisent,
la géographie termine de se dessiner. Il en sortira un prix Goncourt. Ce
succès, totalement inattendu pour ouvrage que certains se préparaient à
considérer comme une simple chronique régionaliste, va bouleverser la
vie de Carrière (en bien et en moins bien) et bousculer un peu la vie
locale, aussi.
Car voilà : depuis sa sortie, et aujourd'hui encore, l'Epervier n'est
guère apprécié dans la vallée de la Mimente. Le pays et ses habitants y
sont décrits de manière sombre et rude, certains ont cru reconnaître
des personnes ou des lieux (voire ont cru se reconnaître eux-mêmes) et
ont été blessés par la vision de Carrière qu'ils ont ressentie comme
négative. D'où une sorte de silence sur les lieux ayant inspiré
l'auteur. A Saint Julien d'Arpaon on aimerait mieux oublier tout ça.
Personnellement, n'étant pas originaire de la région, je ne ressens
évidemment pas les choses de la même façon. La rudesse de la région me
semble une réalité, du moins à certaines périodes de l'année et en
certains endroits, mais pour vivre depuis presque deux décennies sur le
terrain même décrit par le roman, j'ai pu constater qu'elle n'a asséché
ni le cœur ni l'esprit des gens qui vivent là depuis des générations.
Tout en comprenant les sentiments des lecteurs cévenols, qui ont pu
se sentir trahis, je ne partage pas cette réaction de défense. J'aime
profondément ce livre. Chaque description de paysage ou de personnage me
donne envie de resserrer encore ma relation aux Cévennes, à la Can, de
les connaître dans leurs moindres détails. Je ne pense pas que Carrière
ait cru décrire la réalité vraie. Touché par les traits forts du pays et
de ses habitants, il en a tiré des caractéristiques génériques qu'il a
cherché à rendre de manière symbolique, simplifiée, caricaturée diront
certains, magnifiées diront d'autres (je suis de ceux-là). J'ai
rencontré il n'y a pas longtemps, aux alentours du territoire de
l'Epervier, une famille cévenole à l'intérieur de laquelle vit une
controverse concernant le livre. Les parents le détestent, et la fille
l'aime. Elle y voit presque un argumentaire touristique pour le pays.
Comme la poésie des Chorons du nord, les femmes tristes et sombres de
l'épervier sont une invite à l'abandon lyrique.
On croise parfois sur les chemins du plateau des touristes amateurs
de littérature qui cherchent à en savoir plus. Comme certains parcourent
l'axe Le Monastier - Saint Jean du Gard sur les traces de Stevenson,
tenant de la main droite leur "Voyages avec un âne dans les Cévennes"
ouvert, et de leur main gauche la longe d'un âne de location, d'autres
explorent les alentours de Saint Julien à la recherche des lieux de
l'épervier. Sans forcément connaître les dessous de la genèse du
roman, ils éprouvent le besoin de se confronter pour de vrai aux
ambiances et aux paysages qui y sont décrits. Ils viennent vers vous et
vous demandent en toute simplicité "Pourriez-vous m'indiquer
l'emplacement de Maheux, s'il vous plaît ?"
Et c'est là que tout se complique (et devient passionnant par la même
occasion) : Carrière a largement pioché dans le vrai, mais presque tout
le temps modifié les détails au passage. Faire le tri du vrai et du
faux, reconnaître le "totalement inventé" et le "juste un peu modifié",
constitue une quête passionnante mais qui nécessite de longues
investigations, tant sur le terrain que dans les livres ! Et que ces
niais de touristes ne s'imaginent pas qu'ils auront des réponses toutes
crues !
Mais puisque nous sommes entre amis, je vous propose d'étudier tout ça d'un peu plus près.
Un lieu important du roman correspondent à un site existant et est
cité par son nom réel. Il s'agit du Mazel de Mort, un hameau situé à
environ 1,5 km au nord du col de l'Oumenet, sur le flanc sud de la
vallée de la Mimente. Tout est donc vrai... sauf la localisation,
car dans le roman le Mazel est situé ailleurs, juste sous les calcaires
de la can. Carrière en a probablement utilisé le nom pour son évidente
force évocatrice... Il l'a d'ailleurs amèrement regretté : à l'époque de
la sortie du roman le hameau était déjà abandonné et inconnu. En
quelque années, l'attention apportée par le roman y a envoyé des hordes
de pillards qui ont arraché les encadrements de portes et de fenêtres et
tout ce qui pouvait avoir une quelconque valeur. De ce site magnifique
il ne reste maintenant que des murs vacillants à l'intérieur desquels
des arbres ont poussé, crevant les charpentes pourries.
Carrière interprète ce comportement comme un besoin de ramener un
souvenir de l'Epervier. Je pense qu'il surestime "les gens" : le roman a
attiré des voleurs qui avaient besoin de refaire une partie de leur
maison, voilà tout.
Le plateau aride, venteux, froid et rude qui sert de toile de fonds à
plusieurs moments importants de l'histoire est également nommé, c'est
la can de Ferrière.
Certaines scènes s'y déroulent avec certitude (comme par exemple la
séance de bucheronnage du début), mais certaines descriptions me
laissent à penser que dans l'esprit de l'auteur d'autres scènes censées
s'y passer également se déroulent un peu plus loin, sur la can de Balazuègne, ou la can de Tardonnenche. Lieux chargés d'histoires s'il en est...
Plus excitants pour l'amateur de littérature amoureux des Cévennes
sont les lieux dont les noms ne correspondent à aucun toponyme réel.
C'est précisément le cas de Maheux, le lieu central du Roman. Est-ce
donc un lieu fantasmé, une sorte de somme, ou de moyenne, de plusieurs
sites qui ont touché l'auteur ? Ou est-ce un lieu réel que Carrière n'a
pas osé nommer ouvertement, de peur de trop profondément blesser les
habitants ou leurs descendants ? Ouvrons à la fois le roman et l'enquête
pour essayer de tirer tout cela au clair...
A la vérité, les pages de l'épervier nous livrent de bien pauvres
informations sur cette localisation. La meilleure d'entre elles nous est
sans doute livrée dès les premières lignes du chapitre 2 : à cet
instant, Joseph Reilhan et son fils sont "en train de fagoter dans une
hêtraie du côté de la can de Ferrière, entre Saint Julien d'Arpaon et
Barre des Cévennes. Il existe effectivement quelques hêtraies réparties
sur les hauts des flancs Est de la can de Ferrière, au dessus de la
vallée du Briançon, entre les hameaux de l'Aubaret et Ferrière, et un
peu plus au sud encore. Nos deux héros malgré eux sont donc quelque part
dans les environs, à travailler sur le rebord du plateau, quand la
neige les prend.
Or, à cet endroit, ils sont à une heure de marche de Maheux, nous dit
Jean Carrière. Pour rejoindre Maheux il faut marcher par le travers des
pentes, et descendre dans une combe "refermée par les contreforts des
plateaux", donc à priori l'une des petites vallées secondaires qui
remontent vers la can depuis la vallée du Briançon. Celle-ci présente un
"fonds de hêtres clairsemés". C'est là qu'on peut apercevoir la lueur
d'une bougie qui brûle derrière une fenêtre, allumée par la maîtresse de
maison pour que les hommes ne se perdent pas.
Il existe 4 vallées secondaires entre l'Aubaret et Ferrière, qui du
nord au sud s'appellent "Ravin de la fajasse" (ravin de la hêtraie),
ruisseau des fonds, ruisseau de Guéril, ravin d'Anduine, et 3 au sud de
Ferrière, qui d'ouest en est s'appellent : ravin de Sez,
ravin des Auglanières, et ruisseau des Crouzets. Ce sont tous, Dieu
m'est témoin, des endroits magnifiques, où j'ai plaisir à m'aller
promener avec ma belle. Mais je n'y a croisé aucun fonds de hêtre
clairsemé avec un bâtiment pouvant correspondre à Maheux. Dans
l'ensemble du secteur, les bâtiments notables sont tous situés sur les
épaulements, et non dans les fonds. Ces bâtiments s'appellent, du nord
au sud : l'Aubaret, Mas-vieil, Peyrastre, les Bouars, le Bosc... Ils
sont tous à moins d'une heure d'accès à pied du rebord du plateau.
Les renseignements sur le bâtiment lui-même ne sont guère plus riches
: c'est un agencement désorganisé de morceaux de bâtiments qui, au fil
des générations, sont venus s'ajouter au bâtiment originel, une
"bergerie primitive", ou un "mastaba sauvage". Il y a des greniers à
foin, des caves voûtées pleines d'une épaisse couche de fumier solidifié
par les âges... Le tout est déjà partiellement en ruine au sortir de la
seconde guerre mondiale. Le lieu semble assez grand, plus que
nécessaire me semble-t-il pour loger les quelques personnes de la
famille Reilhan. Il se dégage de ces descriptions l'ambiance de ces
lieux au passé large et fastueux qui sont rattrapés par la ruine et dans
lesquels errent encore des créatures d'un autre âge. Sacré Jean
Carrière, sous quelle ténébreuse influence as-tu pu avoir une vision si
sombre de ce pays ? Allez, je te pardonne car tu nous aura aussi fait
bien rêver, mais ne recommence pas trop souvent, d'ac ?
A ce jour, ma certitude est la suivante : Maheux n'existe pas. Aucun
site ne correspond exactement à sa description. Aucun bâtiment des
environs n'a la forme biscornue que Carrière lui prête. Maheux est
l'enfant illégitime d'un ou plusieurs des hameaux cités plus haut avec
l'un des vallons surplombant le Briançon, peut-être celui du Fajasse, le
moins étriqué... Je pense que la ferme de l'Aubaret et le Mas Vieil ont
eu une influence particulièrement forte sur Maheux. Au dessus de
l'Aubaret, une galerie artificielle peut correspondre à celle qu'Abel
Reilhan creuse sur la fin de sa pauvre vie. Lors de mes visites, je
m'attendais presque à y
trouver une inscription funèbre... Selon certains témoignages, cette
galerie fut effectivement creusée au début du XXè siècle par un
homme qui chercha de l'eau, sans succès. Est-ce celui que l'ami de
Carrière évoqué plus haut lui décrivit ? Daniel André propose une autre
piste (1). Le creuseur de Maheux aurait été inspiré par la vie de
Sérafin Arnal,
spéléologue
très actif sur le Causse Méjean dans le milieu du XXè siècle. Pendant de
longues années il creusa dans les gorges du Tarn une galerie dans
l'objectif de trouver non pas de l'eau mais une grotte "aussi belle que
Padirac" qu'il pourrait ensuite ouvrir aux touristes pour gagner sa vie.
Le projet n'aboutit jamais, et Sérafin Arnal est mort accidentellement
en 1966 en faisant
accidentellement exploser la dynamite qu'il utilisait pour sa
prospection. Sans doute Carrière a-t-il rassemblé ces deux destins, et
peut-être d'autres encore, pour construire son histoire ?
(1) Une figure méconnue de la spéléologie des Grands Causses : Séraphin Arnal in « Cent ans de spéléologie française », Actes du Symposium d'Histoire de la Spéléologie Française, tenu à Millau les 1-2-3 juillet 1988, p.167-170
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