Une semaine de jeûne
La semaine d'avant
Chaque année, au printemps, Sophie jeune une semaine. Avec
méfiance, je l'ai regardé faire jusqu'à présent. Cette fois elle
m'a invité à partager l'aventure avec elle, et j'ai accepté. J'ai
confiance, elle est devenue spécialiste de la chose et saura me
guider dans les moments difficiles. Sa sœur Anne-Marie, médecin et
adepte elle aussi du jeune, nous accompagnera et pourra elle aussi
décrypter ce qui va se passer en nous. Enfin, ma propre soeur Claire
sera également avec nous. Une histoire de fratries, en quelques
sortes.
Durant la semaine qui précède, nous allégeons peu à peu notre
alimentation en éliminant d'abord la viande et l'alcool, puis le
pain et les laitages. Le dernier soir, c'est religieusement que nous
prenons ensemble notre dernier repas, composé pour l'essentiel d'une
soupe d'herbes sauvages, en essayant d'en profiter au maximum.
Le dernier aliment ingéré consistera en un litre de jus de
pruneau pour chacun. Ce laxatif naturel va permettre à nos intestins
de faire une bonne purge pour aborder cette semaine particulière. Le
liquide est sucré, un peu écoeurant, il faut y aller doucement,
alors nous nous posons devant un bon film (« 9 mois ferme »)
pour faire ça tranquillement, et surtout... attendre que cela fasse
effet. Alignés sur le canapé, notre bouteille à la main, nous
regardons Sandrine Kiberlain attendre un heureux événement, comme
nous. Chacun s'absente à son tour aux toilettes.
Lundi
Réveil tardif. Nous nous retrouvons autour de la table de la
cusine pour ne pas manger ensemble. Impression bizarre, on n'est pas
habitués. La fonction sociale du repas nous manque... les tartines
aussi. Au menu : tisane pour tout le monde.
- J'ai droit au sucre ?
- Voyons Marc, bien sûr que non ! Répond Anne Marie.
Nos corps sont censés être encore en forme pour cette première
journée. A 13 heures nous partons pour une grande balade qui nous
mène de Rousse vers Massevaques, sur les contreforts nord du Mont
Aigoual. Il serait normalement l'heure de prendre le repas de midi,
les ventres commencent à demander. Il y a une sensation de creux, et
un certain nombre de bruis bizarres se font entendre. Le niveau
d'énergie baisse un peu et c'est tranquillement, en s'aidant de
bâtons de marche, que nous entamons la montée.
Le printemps est magnifique. Les bourgeons apparaissent aux
branches des hêtres, le sol de la forêt est couvert de mousses
épaisses, le lieu ressemble à une scène du seigneur des anneaux.
Loin en contrebas, le Tapoul encore épais des eaux de l'hiver fraie
son chemin à travers la montagne. Le son des cascades emplit le
silence. Anne Marie et Sophie commencent les cueillettes des plantes
sauvages qui vont permettre de donner un peu de goût aux bouillons de légume du soir.
Les derniers mètres de la montée sont laborieux. Nous profitons
de chaque pierre pour poser un cul. Le retour, en descente, est plus
facile.
Retour vers 19 heures... l'heure de préparer un bon repas de fin
de balade. Le programme est moins drôle : chacun notre tour
nous passons à la salle de bain et, dans la position de celui qui
prie Allah tourné vers la Mecque face contre terre, nous procédons
à un premier lavement intestinal à l'eau tiède. Moment délicieux
s'il en est.
Un petit plaisir du soir : le bouillon de légume. Il ne
reste pas une once de matière solide là-dedans, mais le surplus de
goût de cette boisson par rapport aux tisanes de la journée nous
apporte une réelle sensation nourrissante, et ça fait un bien fou.
Mais l'effet s'estompe rapidement.
Une bonne comédie italienne « Mille soleils », nous
permet de positiver.
Mardi
Ce matin, au réveil, nous sommes tous faibles comme des chatons.
Sophie a carrément des nausées. Pour en atténuer l'effet, Anne
Marie lui propose un peu de jus de pruneau.
- J'y ai droit aussi, moi ?
- Marc, enfin, bien sûr que non !
Se bouger pour partir en balade exige un réel effort de volonté.
Direction le causse Méjean, où nous entamons une boucle à partir
de Drigas vers l'enceinte protohistorique de la Rode. Les premiers
mètres sont difficiles, mais le corps prend assez rapidement le
rythme et finalement la balade s'avère agréable, et appropriée. Il
faut dire que sur le plateau les dénivelés sont relativement
faibles.
Dans le fil de nos pensées de marcheurs, la nourriture commence à
revenir régulièrement. Nous parlons assez peu, mais c'est souvent
pour relever une odeur qui évoque une saveur, ou bien carrément
pour imaginer une recette.
Au sommet, la vue est splendide. La couverture nuageuse s'est
déchirés, laissant le soleil projeter de larges taches de lumière
ici et là. Assis sur les débris de l'enceinte, nous contemplons le
paysage en silence. Des dollines profondes abritent des petites
prairies verdoyantes, oasis d'intimité dans ce paysage désolé.
- Tiens, après cette belle balade ça serait chouette de
s'arrêter à Florac prendre un pot au bistrot...
- Pour boire quoi, me demande Anne Marie en rigolant ?
- Ah oui, zut !
Le film du soir devient déjà un rituel. Se poser sur un canapé
tous ensemble et se laisser bercer par de belles histoires et images
correspond exactement à l'état d'néergie un peu basse dans lequel
nous nous trouvons. Le choix d'aujourd'hui se porte sur « Nostalgie
de la lumière », un documentaire poétique et poignant qui
entremêle les témoignages des astronomes explorant les profondeurs
de l'univers dans les grands observatoires de la cordillière des
andes chiliennes et les femmes à la recherche de leurs proches
disparus pendant les années de l'après-Pinochet enterrés sur le
même territoire. Choix discutable pour ce soir : la lenteur du
film en endort quelques uns. Il faudra le revoir plus en forme.
Cette nuit, sommeil agité. A la fois lourd et fréquemment
interrompu, parcouru d'éclairs de lucidité, d'idées absurdes... On
dit qu'au bout de quelques jours les pensées s'éclaircissent et que
la créativité de chacun se développe. J'ai hâte d'en arriver là.
Pour l'instant ce n'est pas le cas. Mercredi
C'est le fameux « troisième jour », celui durant
lequel, pour la plupart des gens, le corps fait son basculement vers
le fonctionnement de jeune. Tout le monde est effectivement très
molasson, encore plus que la veille. Du coup nous choisissons une
balade sans dénivelé, dans les gorges du Tarn, près de Quézac.
Malgré la facilité de l'itinéraire, nous n'avançons pas. Chaque
pas est fait en conscience, à l'économie. Tous les 50 mètres il y
a une bonne raison de s'arrêter, pour cueillir quelques plantes
sauvages, regarder le paysage, ou tester le confort d'un banc
opportunément posé là. Cet effort doux réussit finalement à
remettre l'organisme au travail. Le pas devient un peu plus assuré,
ne subsiste que le creux à l'estomac, avec lequel il va falloir
réussir à vivre encore quelques jours.
Dans le sous bois, près de l'eau, le sol est couvert d'ail des
ours. L'air embaume une odeur entêtante.
- Je peux croquer un petit peu d'ail ?
- Non non non, répond Anne marie en aguitant le doigt. Elle est
sans pitié.
Quelques mètres plus loin, je ne résiste pas : je cueille
une feuille et en croque un minuscule morceau. Une vague de saveur me
submerge à faire tourner la tête. Bon sang, c'est pas possible !
Vivement que je puisse m'en faire des ventrées !
Sur le chemin du retour, nous faisons quelques courses à Florac
pour le samedi. « Déjà! », me dis-je in petto.
Ce soir, c'est le moment du second lavement. L'eau qui sort
commence à s'éclaircir. Le moment n'est pas spécialement agréable
mais c'est vrai qu'il laisse place à un état de relatif bien-être,
comme si l'on sentait immédiatement l'effet de cette propreté
intérieure. Accueillir le bouillon est encore un bonheur.
Toutes ces petites choses prennent énormément de temps. On
pourrait croise que la journée va être interminable puisqu'on gagne
le temps de trois repas, et pourtant, comme nous faisons tout très
lentement, la nuit arrive toujours trop vite. Il est déjà bien tard
lorsque nous sommes prêts pour le film du soir. Notre choix se
porte sur « De rouille et d'Os ». Un film fort, qui nous
touche sans doute plus qu'en temps ordinaire, tout en sensibilité
que nous sommes en ce moment. Et puis, c'est incroyable le nombre de
scènes de bouffe qui peuvent être incluses dans tous ces films !
A chaque fois, les estomacs croassent.
Jeudi
Débriefing au petit dej. Tout le monde va pas trop mal, malgré
une nuit plutôt clairsemée. Le jeune nous met tous dans des états
psychiques agités, nous sommes sans cesse traversés par des rêves
et des idées fulgurantes. Pas mal d'insomnies. Mais le moral est bon
malgré tout, et puis nous sentons que nos corps commencent à
s'habituer. Il va être possible de faire une balade un peu plus
physique qu'hier.
En pressant mon citron pour le jus du matin, je tente le coup :
- Je peux laisser la pulpe ?
Anne marie lève les yeux au ciel, l'air désespéré.
Nous partons vers le vallon de Saint Flour du Pompidou, une petite
vallée cachée au regard des hommes. Un chemin suit la rivière en
traversant des magnifiques ripisylves et des terrasses agricoles en
ruine. De vieux moulins bien abimés résistent encore au temps. Le
trajet de retour est entièrement en montée. Nous adoptons un rythme
très lent. Les filles en profitent pour faire d'abondantes récoltes
de plantes sauvages.
Le bouillon du soir s'en trouve fortement aromatisé. Il est
absolument délicieux. A ce stade du jeune, la forme est assez bonne
pour tout le monde et la faim n'est plus très présente. Ce qui
manque avant tout c'est la diversité des goûts, et ce soir nous
sommes gâtés. Nous savourons en silence autour de la table.
Film : Balzac et la petite tailleuse chinoise.
Vendredi
Pas de balade aujourd'hui. Nous nous dirigeons vers Bagnols les
Bain, où nous « prendrons les eaux » aux bains tout
l'après-midi.
Le contraste avec la fraîcheur de l'extérieur est rude : il
fait une température tropicale, là-dedans, et cela ne fait pas
forcément bon ménage avec notre état. Claire ne se sent pas très
bien. Quant à moi, j'ai l'impression que mon jour de transition,
c'est aujourd'hui : je suis encore plus ramolli qu'avant-hier.
Je passe de bains en bains au ralenti. A un moment, je m'accoude à
la berge, pose ma tête sur mes bras et je rêvasse pendant un quart
d'heure en me laissant bercer par les mouvements de l'eau chaude. Une
jeune femme membre de l'équipe vient vérifier si tout va bien, elle
doit se demander si je n'ai pas fait un malaise.
De retour à la maison, comme d'habitude il n'y a pas de repas à
préparer, c'est une vrai différence profonde avec la vie ordinaire.
Le temps pourrait paraître plus long mais il n'en est rien : on
manque de temps en permanence. Ce soir, sentant la reprise approcher,
nous commençons à fantasmer gravement sur la nourriture, et les
conversations vont bon train sur tous les fantastiques plats que nous
aimerions consommer là, immédiatement. L'évocation de toutes ces
bonnes chose exacerbe la faim, c'est un moment amusant mais
finalement assez difficile à vivre.
Pas de film le soir : tout le monde est trop crevé, ramolli
par les eaux.
Je suis un peu déçu par cette journée : je l'imaginais
facile, énergique, lumineuse et constructive. Ca n'a pas été le
cas. Nous n'avons pas tous les mêmes rythmes face au jeune, c'est certain !
Samedi
Nuit pleine d'insomnies. Mais réveil en forme. Je me sans normal,
en fait. Serait-ce mon jour de basculement à moi ?
Aujourd'hui, on recommence à manger. Il va falloir y aller très
doucement, sur plusieurs jours. Ce matin, cinq pruneaux, des graines
de lin et un peu de yaourt de soja. Le moment est solennel. Sophie a
fait une belle table avec une nappe, des branches fleuries, et quatre
petits bols. Nous sommes un peu empruntés devant nos portions. Je me
lance le premier. Doucement. Le sucre des pruneaux, quel bonheur !
Les graines de lin sont un peu plus coriace, on aurait pu s'en
passer... A deux pruneaux, j'ai l'impression de n'avoir déjà plus
faim. Ou sont passés mes fantasmes de repas pantagruéliques d'hier
soir ? Mais ce n'est pas grave. Le vrai moment important de la
reprise, ce ne sont pas ces vulgaires pruneaux, ça va se passer ce
midi. Là, nous pourrons manger du salé, du consistant. C'est un
moment à ne pas bâcler.
Nous préparons religieusementune belle salade de pissenlits, un petit frichti à
partir de soja grillé, et du sarrazin. Le tout assaisonné de tout
ce qui donne la saveur et le goût à ce genre d'aliments et qu'on a
presque oublié : huile, tamari, herbes, pistou d'ail des
ours... - Je me préparerai bien en plus un steak de 400 grammes et des frites. Ca vous dit les filles ?
Elles ne répondent même plus. Il fait grand beau, nous enfournons nos merveilles dans un beau
panier d'osier, et en route vers le « petit coin magique »,
un endroit magnifique et secret de la can de l'Hospitalet.
Pendant la marche, l'envie de manger monte en nous. D'un accord
tacite, nous écourtons un peu la rando pour chercher un beau
parterre de gazon fleuri et passer à table sans plus attendre.
Chacun se consistue une assiette avec toutes nos petites merveilles.
Voilà, on peut manger...
Les styles sont bien différenciés. Certain(e)s ont du mal à ne
pas enfourner tout d'un coup. D'autres prennent plus le temps,
mâchant longuement, savourant ces goûts épicés, le craquement de
la salade sous les dents, l'onctuosité légère du sarrazin. Il me
semble évident, en cet instant, que pour nos ancêtres cro-magnon,
manger à sa faim devait constituer un vrai bonheur. Sans doute
est-ce également vrai pour bon nombre de mes frères humains
aujourd'hui. Oui, vraiment, jeûner peut modifier le regard que l'on
porte sur l'alimentation, certes, mais aussi sur l'ordre dans lequel
on hiérarchise les choses importantes de la vie.
Plus tard
Repas après repas, nous avons réintégré progressivement les
différentes catégories d'aliments. Céréales d'abord, puis pain.
Plus tard, fromage et laitages. Au bout de plusieurs jours, viande
pour certains. Encore plus tard, alcool. Chaque fois, ce fut un
bonheur. Pendant plusieurs jours encore, le plaisir de manger est
resté fort, puis a repris sa place ordinaire dans la vie courante. Des kilos ont été perdus (4 environ) : le dernier jour j'ai pu constater que ma (légère) bouée autour du ventre avait totalement disparu, j'étais plat comme une limande. Mais le jeûne n'est pas un outil forcément efficace pour maigrir car les kilos ont été repris rapidement. Ce qu'il me reste de cette courte expérience est un sentiment nouveau – et durable, je crois -
sur l'alimentation. Manger plus qu'à sa faim est une sorte de
gaspillage. Moins manger permet de mieux apprécier ce que l'on mange.
Je m'en souviendrai.
Et je recommencerai l'an prochain, c'est sûr !
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