Si vous partez balader sur les hauteurs occidentales du Mont-Lozère, et
que d’aventure vous sortez du sentier pour pénétrer dans la forêts à la
recherche de champignons (ou pour y déposer une offrande personnelle),
vous tomberez peut-être d’étranges clairières minérales, exemptes de
toute végétation, mises à part quelques plantes rases malingres et
désséchées. Ne vous y trompez pas : ces paysages apparemment peu
engageants témoignent de tout un pan passionnant de l’histoire humaine
et économique locale.
Au moyen-âge, une industrie de production de plomb d’une importance
sans équivalent connu ailleurs en Europe a fonctionné dans ce secteur.
Quatre siècles durant (de la fin du Xe siècle au début XVe siècle),
des dizaines de fours ont ici avalé minerai et charbon de bois pour
recracher métal et scories. Une vraie forge de Sauron, que j’imagine
volontiers enveloppée d’une perpétuelle nuée toxique.
Le secteur concerné s’étend sur un vaste secteur ouest du
Mont-Lozère, aux alentours de l’étang de Barrandon, des Laubies ou de la
tourbière des Sagnes. Nous sommes ici à des altitudes avoisinant ou
dépassant les 1300 mètres, pas tout à fait sur les hauteurs ultimes du
massif mais déjà bien élevés. Selon les versants, les paysages sont
constitués de forêts de hêtres ou de résineux, ou de vastes zones
herbeuses souvent humides, pâturées par des troupeaux clairsemés. Ce
sont des endroits délicieux en toutes saisons : en été lorsque la
chaleur assomme les fonds de vallée, à l’automne lorsque pointent les
champignons, en hiver sous la neige ou au printemps dans une explosion
de fleurs. Mais je m’égare. Reprenons l’histoire par le début.
Comme de nombreux massifs granitiques, le Mont-Lozère est riche en
uranium 238. La concentration de ce minerai y est d’ailleurs
suffisamment élevée pour qu’une mine d’uranium ait été exploitée aux
Bondons entre 1980 et 1989 afin d’alimenter la filière nucléaire
française, mais c’est un autre sujet, sur lequel je reviendrai peut-être
un jour. Par une série de désintégrations successives, l’Uranium 238 se
transforme lentement (cela se compte en millions d’années) en Plomb
206. Premier élément lourd du tableau de Mendeleïev qui soit stable, le
plomb ne se désintègre en rien. Il pourrait rester là à l’infini, mais
il déteste la solitude (le plomb pur est très rare dans la nature) et
préfère se recombiner avec d’autres éléments chimiques présents dans le
sol (souffre, carbone…) pour donner naissance à des minerais divers aux
noms fleuris : Galène, Anglésite, Cérusite… près de 240 différents !
Le sous-sol du Mont-Lozère est donc riche en minerais plombés, eux
même incrustés dans diverses roches, dans une infinie variété de
minéralisations, cristallisations et couleurs qui dépassent mes
connaissances. Je sais seulement que les formes les plus abondantes sont
ici la Galène et la Baryte, dont de nombreux filons affleurent dans les
parties basses du massif, et en particulier les secteurs du col de
Montmirat, des Bondons, et jusqu’à Bédoués-Cocurés et Ramponenche. C’est
là qu’ont été exploitées les mines de l’époque médiévale (et certaines
beaucoup plus récemment), à des altitudes s’échelonnant entre 800 et
1200 mètres
Pour extraire des différents minerais du plomb utilisable, il faut les
porter à des températures de l’ordre de 1000°C. Cette opération
s’effectuait dans des fours, dont l’aspect et le fonctionnement ne sont
pas encore bien connus car peu d’entre eux ont été conservés jusqu’à nos
jours, et sérieusement étudiés. Ils fonctionnaient probablement de
manière similaire aux bas-fourneaux de réduction de fer, mieux étudiés.
On fabrique une enceinte de pierre, on l’étanchéïfie tant bien que mal
(par exemple avec de l’argile), on bourre de charbon de bois et de
minerai, on allume, et on souffle, on souffle des heures durant, pour
maintenir une combustion très vive, tout en continuant à ajouter
combustible et minerai jusqu’à épuisement des stocks. Le métal séparé
des autres constituants du minerai migre vers le bas, on le récupère à
la fin de l’opération en bas du four en détruisant ou ouvrant celui-ci.
Au travers des siècles, près de 90 sites de ce type ont fonctionné dans
le secteur. Ce sont eux qui ont laissé ces traces indélébiles que
constituent les clairières d’aujourd’hui. En effet, les scories (roches à
moitié fondues) restant sur place après l’opération continuent à
libérer du plomb, toxique pour la végétation. 600 ans après les faits,
les sols sont toujours quasiment stériles. Les sites se présentent donc
comme des clairière au sol caillouteux, parsemés de rares plantes rases
(graminées, rumex, bryophytes et lichens) particulièrement dures à cuire
qui profitent de l’élimination de leurs concurrentes plus sensibles au
Plomb pour s’installer. Des analyses ont montré que les arbres
environnant les sites, jusqu’à des distances de plusieurs dizaines de
mètres, présentaient eux-même des teneurs en plomb importantes.
Le combustible utilisé était du charbon de bois, produit spécialement
et uniquement à partir du Hêtre, bois de bonne qualité thermique, qui
constituait l’essentiel de la forêt d’altitude dans ces parages à
l’époque. Des centaines de sites de fabrication de charbon de bois ont
ainsi été cartographiés, presque tous sur les versants nord du
Mont-Lozère. Ces zones sont aujourd’hui totalement dénuées de
boisements, ce qui pose question. Des études palynologiques ayant révélé
que sur ces espaces le hêtre a subi un très fort recul entre le XIè et
le XIVè siècle, l’activité métallurgique serait-elle responsable de
cette disparition ? Peut-être jusqu’à cesser sur les versants nords
faute de combustible ? D’autres sites de production restent-ils à
découvrir sur les versants sud, encore boisés et donc moins faciles à
prospecter ? Questions passionnantes à creuser.
La localisation en altitude des sites de transformation, très
éloignés des mines, pourrait étonner. Elle n’est que logique, car
contrairement à ce que l’on pourrait penser, le combustible représentait
des volumes et des masses supérieurs à ceux du minerai. Il était donc
plus facile de monter le minerai près des sites de production de charbon
de bois que de faire l’inverse. La draille de Margeride,
itinéraire de transhumance qui existe depuis plusieurs millénaires,
traverse ou passe à proximité des sites miniers et des sites de
transformation. Elle a sans doute joué un rôle important dans le
transport du minerai.
Si vous êtes définitivement happé par le sujet et que vous voulez
l’approfondir, il existe une abondante littérature de recherche
librement disponible sur internet. Consultez par exemple :
dont je me suis moi-même servi pour écrire cet article. Ils sont pour
l’essentiel issus d’un gros travail de recherche interdisciplinaire qui
s’est mené entre la fin des années 90 et le milieu des années 2000.
Passionnant.