Bonheur ? On connaît la Chamson, pas la peine de se mettre Martel en tête !
Une traversée historique, aquatique et littéraire de la grotte de Bramabiau
Ailleurs dans ce site il a déjà été question du "Bonheur", cette rivière au nom à faire rêver les poètes. Après un parcours bucolique sur les pentes de l'Aigoual, elle s'engouffre sous le petit plateau calcaire de Camprieu au lieu nommé la "perte du Bonheur" et ressurgit 600 mètres plus loin au pied d'une falaise (c'est l'Abime de Bramabiau, une cavité ouverte aux touristes). La traversée de l'une à l'autre constitue une escapade singulière, à mi-chemin de la spéléologie et du canyoning. Mais l'aventure porte aussi une dimension historique et littéraire à côté de laquelle il serait dommage que vous passiez. Car le cours souterrain du Bonheur a inspiré le grand écrivain André Chamson qui a exploité le potentiel dramaturgique de cette curiosité dans son roman "L'auberge de l'abîme". Voici ce que nous racontent les premiers chapitres :
Au début du XIXème siècle, un officier de l'armée napoléonienne originaire de Lozère rentre au pays après la défaite de Waterloo. Quelques heures avant d'arriver chez lui, il fait étape à l'auberge du col de la Serreyrède, isolée sur le versant sud de l'Aigoual. La guerre perdue a amené beaucoup de souffrance dans la population, et ce militaire gradé n'est pas le bienvenu. Un enchaînement de circonstances malheureuses conduit inexorablement au drame : attaqué, il tue un villageois. Poursuivi, blessé, il se réfugie dans une grotte (la perte du Bonheur, bien sûr). Une équipe d'habitants s'élancent à sa poursuite mais leur chasse reste infructueuse. Bien décidés à faire un mauvais sort au militaire, ils s'installent à l'entrée pour cueillir le fuyard à sa sortie. Une longue attente commence.
La perte du Bonheur et l'abîme de Bramabiau sont connus des populations environnantes depuis l'aube des temps. Dès le paléolithique des corps y ont été inhumé. Les gallo-romains y ont eux aussi laissé des traces, et il en va de même durant le moyen-âge. En 1815, année où se situe l'intrigue du roman, les premières dizaines de mètres de la perte, facilement accessible et très impressionnants, constituent un objectif de promenade familiale pittoresque. De l'autre côté, on vient contempler la puissante cataracte qui surgit de la falaise en produisant ce son de "boeuf qui brame" lorsque le débit est gonflé par les pluies torrentielles des épisodes cévenols. On suppose bien que l'eau qui sort ici pourrait être celle-la même qui s'engouffre dans la perte, mais prouver cette hypothèse nécessiterait de s'engager sous terre et suivre la rivière le long de son parcours souterrain. Cela, personne ne l'a encore tenté, car il se dit qu'une telle hardiesse entrainerait les téméraires vers une mort certaine.
Hé oui : les civilisations qui ont coupé leur lien à la nature ont peur des milieux sauvages. Après avoir traversé le Pacifique sur de frèles esquifs 2000 ans avant notre ère, il a fallu attendre le XVè siècle pour que l'humanité retrouve le courage de s'aventurer en haute mer. Otzi traversait les glaciers des Alpes il y a 5500 ans, puis l'homme moderne a fui la haute montagne jusqu'au XVIIIè siècle. Le monde souterrain n'échappe pas à la règle : parcourues en tous sens par les préhistoriques qui avaient beaucoup à y faire, les grottes ont ensuite été perçues comme des antichambres de l'enfer, repoussant à encore plus tard les velléïtés d'exploration. Au XIXème siècle le cours souterrain du Bonheur est donc encore totalement inconnu au delà des premières dizaines de mètres, encore éclairées par la lumière du jour.
Mais en 1888, un personnage exceptionnel va faire basculer le cours de notre histoire. Tout jeune avocat de Seine et Oise passionné de géographie, Edouard Alfred Martel passe toutes ses vacances à parcourir la France pour cartographier, décrire, étudier... Les grottes l'intéressent particulièrement : il visite systématiquement celles qui sont aménagées pour le tourisme. En 1883, à l'occasion de vacances familiales à Meyrueis, il repère de nombreuses grottes et avens. Certaines recèlent des vestiges préhistoriques, il se passionne, l'archéologie devient sa préoccupation première. Dès l'année suivante, il revient à Meyrueis pour approfondir son exploration du territoire. Il entame une fouille dans la grotte Nabrigas, sur le causse Méjean, et en visite plusieurs autres. Dargilan, qui n'a été découverte que 2 ans auparavant, et les premiers mètres de la perte du Bonheur, qui lui fait grand effet - et pour tout dire, un peu peur : se rangeant à l'avis des autochtones, il affirme alors que personne ne pourra jamais réaliser la traversée du Bonheur..
L'année suivante, en 1885, Martel poursuit sa fouille à Nabrigas et y fait une belle découverte : entassés dans une niche murée, un ensemble d'ossements d'ours des caverne, de squelettes humains et de débris de poterie. Il publie sa découverte, mais une controverse éclate autour de datation de l'un des tessons. Son hypothèse est ridiculisée par les pontes de l'époque. Le voilà scientifiquement discrédité ! A peine née, la carrière d'archéologue dont il rêvait est terminée... pour notre plus grand bonheur, car Martel rebondit très vite, dans une direction qui va le mener à la gloire et à notre histoire. L'archéologie ne veut pas de lui ? Qu'importe ! Puisque c'est ainsi, il va se lancer dans l'exploration du monde souterrain sans autre objectif que l'aventure. Il y a tant de merveilles à découvrir ! Après quelques balades souterraines faciles en guise d'échauffement, Martel s'enhardit : pourquoi ne pas frapper un grand coup, en réalisant un exploit totalement nouveau ? L'objectif est tout désigné : après avoir lui-même prétendu que la traversée de Bramabiau était impossible, il va se payer le luxe de se contredire. Le 26 juin 1888, avec quelques coéquipiers, il est à pied d'oeuvre à l'entrée de la grotte de Bramabiau, avec la ferme intention de suivre la rivière tout le long de son parcours souterrain, si cela est humainement possible.
Prenant une décision contre-intuitive pour les spéléologues d'aujourd'hui, Martel choisir de tenter la traversée dans le sens remontant, pour minimiser le risque de se trouver emportés vers l'aval par les flots. Les premières centaines de mètres, la rivière qui coule au fonds d'une galerie relativement rectiligne et très haute de plafond présente des biefs à peu près horizontaux séparés par de petites cascades. Prévoyante, l'équipe transporte un canot pour éviter de se mouiller les pieds. Las ! L'eau parfois peu profonde, encombrée de cailloux, le courant contraire qui empêche l'usage des rames, l'étroitesse de la galerie, et même un fort vent descendant rendent l'usage de celui-ci très malpratique. De fait, on le charrie aussi souvent que l'on n'y embarque. Bon an mal an, l'équipe progresse de deux cent mètres en trois heures. La perte n'est plus qu'à 300 mètres, on commence à croire en la réussite de l'opération, mais une cascade plus haute que les précédentes arrête l'équipée. Retour à la case départ.
Le lendemain, une nouvelle tentative est lancée, cette fois à partir de la perte. Depuis le couloir d'entrée, l'équipe gagne rapidement le bord de la rivière. ou elle découvre rapidement que, là encore, la configuration des lieux rend le canot inutile. Il est souvent possible de progresser au sec, sur des corniches, en coinçant le corps en opposition, ou en empruntant des galeries sèches parallèles à la rivière. La baignade n'est obligatoire qu'en de rares passages. Heureusement pour eux : en juin, la température de l'eau n'est que de 10 ou 12 °C ! Mais Martel, stoïque, ne semble pas le remarquer ! Les spéléologues d'aujourd'hui sont plus sensibles : même équipés des combinaisons néoprène, ils souffrent du froids après les deux heures nécessaires à la traversée. Martel et ses amis, découvrant les lieux, faisant sans cesse des mesures de cap et de longueur pour établir la "topo", prenant des notes, sont lents : au bout de deux heures et demi, le groupe atteind à une cascade plus haute que les autres, qu'ils reconnaissent immédiatement : celle-là même qui les a repoussés la veille. Ils ont réussi !
Cette première traversée de Bramabiau, réalisée le 27 juin 1888 (Martel a 33 ans) est sa première "première" d'envergure. Elle est souvent citée aujourd'hui comme date symbolique de la naissance de la spéléologie sportive. Les jours suivant, peut-être galvanisé par ce succès, Martel enchaîne d'autres jolis coups, à Dargilan notamment. Mais cela est une autre histoire !
Deux ans plus tard, en 1890, un certain Félix Mazauric, instituteur à Camprieu, spéléologue passionné, réalise à son tour la traversée et se prend durablement de passion pour le Bonheur souterrain. Il l'explorera inlassablement, découvrant des kilomètres de galeries nouvelles et transmettant ses informations au Maître Martel. C'est par sa fille, Lucie, née en 1900, que nos deux histoires vont fusionner. En 1924, étudiante à Nîmes, elle rencontre un certain André Chamson. Ils se marient. Voilà l'écrivain lié pour toujours à Camprieu et à Bramabiau. En 1933, accompagné par un spéléologue amateur local, il visite une partie de la grotte, et s'en trouve tout inspiré. Il se met immédiatement à l'écriture et "L'auberge de l'abîme" sort quelques mois plus tard !
La connaissance qu'a André Chamson de l'arrière-plan historique de la traversée de Bramabiau et sa visite personnelle des lieux donnent une bonne crédibilité à la grotte du roman. A part quelques dissonances avec la réalité sur laquelle je reviendrai, les nombreuses descriptions qu'on y trouve sont plutôt fidèles à la configuration de la cavité. Moi qui aime farfouiller et résoudre d'éventuelles énigmes, je me demande jusqu'où il s'est avancé lors de son exploration.
Indéniablement, il a comme beaucoup de touristes et d'habitants des environs, visité la première partie de la perte, l'impressionnant grand couloir qui mène à l'aven du Balset, cet effondrement du plafond par lequel entre à flot la lumière du jour. Très certainement, il s'est aventuré dans la "grotte aux mille bêtes", large galerie qui plonge dans le noir après l'oasis lumineuse du Balset, marquant le début d'une partie vaguement angoissante qui arrête parfois les plus émotifs. Il a accédé à la vaste "salle du carrefour" par l'une des quatre galeries plus étroites qui y mènent. Autour de celle-ci, le "Grand labyrinthe est" déploie des kilomètres de galeries relativement aisées d'accès mais particulièrement paumatoire. C'est dans un de ses recoins que réussi à se traîner et à se terrer le militaire traqué de notre histoire. Les poursuivants ne l'y dénicheront pas, ce que je comprends aisément, après avoir sommairement parcouru ces lieux infiniment complexes..
De la Salle du carrefour, Chamson n'avait que quelques dizaines de mètres à parcourir en rampant dans les interstices d'un chaos rocheux géant pour descendre au bord du "petit lac" (point ultime qu'atteignent généralement les explorateurs non spéléologues aujourd'hui), ce qu'il a certainement fait.
Le bon docteur décide de venir en aide au soldat, qu'il a pris en affection. Le lecteur se demande ce qu'il va bien pouvoir faire, mais il est mieux armé qu'il n'y paraît, comme on peut le constater lorsqu'il confie à sa fille : "C'est une chance qu'aucun homme du pays n'ait jamais exploré cet abîme. Ils en ont tous une peur superstitieuse. Tu sais que je n'ai jamais osé leur dire que je l'avais traversé de bout en bout. Ils m'auraient cru sorcier".
Soixante-dix ans avant Martel, notre docteur s'est donc pris d'intérêt pour cette grotte que tout le monde craignait. Il en a réalisé la première traversée intégrale, et en solo s'il vous plaît ! L'on découvrira dans la suite du récit qu'il ne s'est d'ailleurs pas contenté de suivre le fil de l'eau, mais qu'il a également exploré en détail de nombreuses galeries connexes. Et pour couronner le tout, il a gardé pour lui cet exploit remarquable. Voilà les deux invraisemblances de ce beau roman. Des spéléologues d'aujourd'hui réalisent des performances de ce type, mais formés, expérimentés, et équipés. Et naturellement ils s'empressent ensuite de le faire largement savoir autour d'eux. Mais le docteur n'est pas comme ça. C'est un grand aventurier modeste. On n'y croit guère, mais sans cette pirouette la suite du roman serait bien compromise. Considérons cela comme une licence littéraire (après tout, l'écrivain est libre de prendre ses distances avec la réalité).
Le docteur part donc à la recherche du fuyard. Les villageois surveillant toujours la perte du Bonheur, il entre dans le réseau par la sortie aval, comme Martel à sa première tentative.
Chamson a lui aussi, c'est très probable, exploré les premières dizaines de mètres de l'autre extrémité de la grotte, côté aval, à partir de l'alcôve. Il les raconte bien. Les habitués y reconnaîtront l'alternance de progression en équilibre sur les corniches étroites qui surplombent la rivière et les passages dans l'eau.
Mais Chamson a t-il fait la jonction entre ce tronçon et la perte? A t-il parcouru le tronçon de traversée qu'aucune galerie parallèle ni corniche ne permet de contourner, obligeant à nager dans le noir ? Cela aurait été à sa portée car il était sportif. N'a t-il pas choisi, comme voyage de noce, de faire l'ascension du Vignemale avec sa femme ? A trente ans, il était en forme et il avait bon mental, comme le témoigne son engagement dans l'armée républicaine espagnole trois années plus tard. S'il était spéléologue lui même, ou accompagné par des connaisseurs, il l'a peut-être fait. Mais la description qu'il fait de ce secteur ne colle pas : le Docteur la parcourt presque entièrement sans se mettre à l'eau, et en beaucoup moins de temps que ne le ferait un spéléologue d'aujourd'hui. Il fait même sans fatigue apparente deux allers-retours dans la même journée ce qui, pour un homme plus tout jeune, bon vivant et sans activité physique régulière, est plutôt douteux.
Grâce à sa parfaite connaissance du réseau, le bon Docteur retrouve sans trop de peine le fuyard, qui est en mauvais état, souffrant d'une fracture ouverte à la jambe. Le docteur la réduit mais il lui faut attendre une guérison plus avancée pour pouvoir espérer échapper à ses poursuivants, qui continuent à surveiller les environs. Il est maintenant nourri, chaudement vêtu, pourvu en livres et en bougies par ses anges gardiens, mais au bout de quelques semaines son moral vacille, vaincu par l'isolement et l'obscurité. Le bon docteur le transfère alors vers une autre partie de la grotte, la "petite salle", perchée loin au dessus de la rivière, accessible par une galerie connue de lui seul. De là-haut, un subtil alignement de galeries permet d'apercevoir un microscopique bout de ciel, invisible depuis le bord de l'eau. Une étoile qui s'y allume à la nuit va aider le fuyard à résister encore un peu au désespoir absolu.
Spéléologues amateurs ou endurcis, ne cherchez pas la petite salle, vous y épuiseriez votre vie. Elle n'existe que dans l'imagination de l'écrivain, qui cherchait sans doute à introduire une lueur d'espoir (passager !) dans l'atmosphère sombre de la dernière partie du roman. Malgré tout, la grotte d'aujourd'hui porte la mémoire de son existence littéraire : pour ajouter au charme de la visite touristique, les gestionnaires du site ont renommé la "Salle de l'étoile" (appellation Martel), approximativement située à l'emplacement de la "petite salle" de Chamson, en "Salle de l'officier". Mais de celle-ci l'on n'aperçoit pas le coin de ciel espéré.
Que Chamson ait réalisé la traversé intégrale ou qu'il s'en soit abstenu, on ne le saura jamais (à moins qu'un.e descendant.e n'en conserve la mémoire ?). Après tout, qu'importe ! Il disposait de toute façon d'une source descriptive très précise : la relation, par Martel lui-même, de sa traversée, dans son ouvrage "Les Cévennes et la région des causses", publié en 1890. Martel, en précurseur des écrivains voyageurs, était un écrivain prolixe, il racontait tout ce qu'il faisait en utilisant un style d'époque, précis et détaillé, parfois un brin lyrique mais sans excès. Tout ce qui est inexact dans le roman est donc choix délibéré de l'auteur.
Et à la fin le bon docteur...
Non, je ne vous dirais pas la fin. Je n'ai que trop spoïlé.
Si vous envisagez un jour de traverser le Bonheur, préparez-vous correctement. Bien sûr en prenant toutes les précautions d'usage : topo, matériel, météo, autorisations... (j'espère que vous n'attendiez pas que je vous explique tout celà, vous me connaissez, je vous fais confiance), mais surtout en lisant Chamson et Martel. Rêvez bien !
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