La fleur parfaite
Sous les assauts du printemps, le sous-bois est tiède, chargé d'effluves résineuses,
percés de rais de lumière qui constellent le sol de taches claires. Notre petit
groupe a interrompu
quelques instants sa montée vers la can de l'Hospitalet pour
profiter de l'ambiance.
J'ai sorti les jumelles du sac, et je promène mon regard démultiplié au hasard des
troncs et des arbustes qui constellent le versant d'en face. J'adore ces manières
de voyeur, qui apportent souvent la surprise de détails inattendus... Tiens, voilà justement
qu'une tache de couleur apparaît dans mon champ de vision et en ressort trop vite
pour que j'aie identifié ce dont il s'agit. Petit voyage en arrière parmi les troncs,
l'objet en question réapparaît et se stabilise au milieu du double cercle. Voyons voyons... on dirait... une sorte
de petit bac à fleur en argile orange. Oui oui, c'est bien ça. Il est bêtement posé sur le sol de la forêt, au milieu
d'une zone de clairière. J'aperçois quelques plantes vertes,
qui m'ont tout l'air d'être bien entretenues, ma foi. Quellel drôle d'idée de venir
installer ses plantes comme ça, si loin de tout ? Ah Marc, Marc, tu es bien naïf... avec un peu d'attention,
je commence à mieux distinguer les détails de la plante.
Une grande feuille
découpée en lobes pointus, légèrement crénelés... hmm, oui oui,
je vois... Canabis sativa, l'appelleraient
les botanistes, canabis tout court, la fleur parfaite, la ganja, la beuh, l'herbe,
diraient d'autres....
Le cannabis est une plante que l'on rencontre probablement plus en Cévennes que
dans de nombreuses autres régions de France. Non que les conditions écologiques
lui soient plus favorables ici qu'ailleurs. C'est plutôt du côté du profil de population qu'il faut rechercher l'explication de cette abondance. Là ou il y a des néo-ruraux,
il y a de l'herbe, c'est presque mathématique, dirais-je. Et comme le système capitaliste
mondialisé n'est généralement pas la tasse de thé des néo-ruraux, acheter de l'herbe
importée d'on ne sait trop où constitue une sorte de compromis avec l'ennemi. Non
non, pour vivre en bonne cohérence avec ses idées, et accessoirement faire des économies,
il faut cultiver son herbe.
Ce qui, dans les grandes villes, se limite au folklore du pied isolé dans le bac à fleur
du balcon, prend ici une autre dimension du fait de la densité des consommateurs.
Chacun invente ses petits trucs pour tendre vers l'autosuffisance tout en restant
discret. Il y a le rang d'herbe normalement intégré au potager, qu'un oeil non averti
ne saura pas distinguer de l'honnète pied de tomate, il y a le carré là-haut dans
la montagne, sur une parcelle oubliée, perdue au milieu des broussailles, et il
y a, je viens de le découvrir, le bac à fleur dans la forêt. Le point fort de cette
dernière méthode doit, je l'imagine, être la facilité à déménager la production
en cas d'alerte...
Fumer de l'herbe ne m'attire pas, mais je n'ai pas d'à-priori négatif envers ceux
qui en produisent ou en fument. Au gré des fêtes ou des concerts je me retrouve
évidemment régulièrement dans des atmosphères enfumées d'odeurs sans équivoque,
mais ça ne me dérange pas. Je n'ai pas l'impression que la chose soit très nocive...
Les mal dans leur peau restent mal dans leur peau, les heureux de vivre continuent
à sourire... Bref, ma petite découverte m'amuse et j'en fais part aux membres du
groupe. Surprise, les réactions sont diverses et plus vives que je ne l'avais imaginé.
Nous voilà échangeant des arguments dans un sens ou dans l'autre, debouts sur le
bord de notre chemin d'ombre et de lumière.
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