De la cascade de Runes aux runes de la Cascade
"Un ruisseau qui descend de la montagne de la Lozère et se perd dans le Tarn près de Miral, forme tout près de Runes une magnifique cascade que le voyageur qui passe près de Florac ne manque jamais d'aller visiter. Dans les eaux ordinaires, elle offre deux chutes : l'une de 46 mètres, au pied de laquelle se trouve un gouffre de 7 mètres de profondeur, et l'autre de 24 mètres de hauteur, tombant aussi dans un gouffre de 12 mètres de profondeur, où l'on trouve la truite. Dans les crues un peu fortes, ces deux chutes se confondent et ne forment plus qu'une seule cascade de 68 mètres de hauteur qui présente le plus beau coup d'oeil."
Voilà comment Bourret décrit la cascade de Runes dans son "Dictionnaire géographique de la Lozère" en 1852. Il semble apprécier le lieu. D'autres auteurs des mêmes époques signalent pourtant que la cascade, si elle vaut peut-être le déplacement dans les petites montagnes de la Lozère, serait considérée comme de troisième catégorie dans les grandes montagnes des Alpes. Mais il faut bien faire avec ce qu'on a sous la main, alors depuis des décennies la cascade est signalée à l'attention du touriste, le long de la route reliant Runes à Fraissinet de Lozère. La notoriété du lieu allant croissant, les visites se sont multipliées. Le sentier était mauvais, les rochers raides et glissants... il semble qu'il y ait eu quelques accidents tragiques. Le Parc National des Cévennes a pris la décision raisonnable d'aménager le site : barrières, panneaux, escaliers... belvédère.
J'aime prétendre à l'entour ne pas fréquenter les belvédères. Je me régale à expliquer d'un air faussement détaché et vaguement méprisant que ma liberté d'esprit m'éloigne des sentiers balisés dans lesquels se presse le monde ordinaire... En réalité, je suis toujours le premier à me précipiter sur les sites aménagés, attiré comme le papillon par la flamme. Immanquablement il y a, depuis les belvédères de tout poil, toujours quelque chose de chouette à découvrir. Celui de Runes ne fait pas exception.
L'approche est progressive, mettant intelligemment chacun des sens à contribution. D'abord, on marche au grand soleil sur un sentier horizontal et dégagé d'où aucune rivière ni cascade ne se laisse deviner. Puis on pénètre dans un sous-bois légèrement plus humide... Bientôt, un bruit sourd grandit et l'on y reconnaît le bruit caractéristique d'une chute d'eau importante. De petites trouées dans le feuillage permettent d'apercevoir l'objet de notre convoitise, mais de manière partielle, jamais dans son ensemble, afin que se justifie l'effort d'avancer encore.
Enfin, quelques mètres seulement avant le belvédère, la cascade se dévoile dans son intégralité. La famille s'accoude à la barrière et la contemple en silence.
C'est vrai qu'elle est belle, avec ses deux tronçons d'inégale longueur et ses chevelures frémissantes. Je cherche des yeux les gouffres de Bouret, sans être certain qu'il s'agit des deux flaques dans lesquelles tombent à grand bruit les filets d'eau iridescents.
Un court moment passe.
Un couple de jeunes motards en cuir, casque au bras, descend le sentier. Au sortir de la forêt, avant même d'atteindre le belvédère, il s'arrêtent quelques secondes, jettent un rapide coup d'oeil à la cascade et font demi-tour, estimant sans doute en avoir assez vu. Sans que je comprenne pourquoi, leur comportement m'énerve. Je les trouve superficiels, pas motivés, consommateurs. Ou bien est-ce parce que, moi aussi, je suis un peu déçu ?
Heureusement, passé le premier coup d'oeil standardisé, les belvédères savent apporter un second plaisir plus durable et profond : celui du dépassement. Car leurs barrières ne sont pas dressées dans le seul but d'assurer la sécurité des visiteurs. Elles ont également pour mission de mettre en garde : "Interdiction d'aller plus loin", ce qui signifie implicitement qu'au delà, c'est le vrai monde sauvage, dangereux, interdit au plus grand nombre. C'est donc là qu'il faut aller.
Avec des airs de brigants en maraude, nous descendons pridemment vers les vasques. Et c'est là que se fait finalement la vraie rencontre avec le lieu et les éléments. Celle qui nécessite de tracer son chemin au travers des racines et des feuilles mortes, d'enlever les chaussures pour traverser pieds nus l'eau glacée...
Passe un long moment occupé à ne rien faire d'autre que toucher les choses.
Saoulés par le bruit et trempés par les embruns frémissants, nous prenons finalement le chemin du retour. Près du sommet de la cascade, le grondement s'est estompé. Au XIXème siècle, sur un rocher proche de l'eau, à l'écart du chemin, un amoureux du lieu a gravé un poème. Clin d'oeil au nom du village proche, c'est en utilisant les runes d'une vieille langue du nord de l'Europe que cet érudit a écrit (*) :
Tu va du ciel vers la terre, j'irais de la terre vers le ciel
En silence, les enfants caressent les gravures du bout des doigts.
(*) Daniel André propose une interprétation toute différente de la présence de ces runes sur le rocher. Ils seraient beaucoup plus anciens, et dateraient de l'époque où les vikings sont venus jusque dans la région (ils sont signalés au moins jusqu'à Clermont-Ferrand aux environs de l'an 800). Plusieurs indices permettent d'appuyer cette hypothèse :
- le nom du village de Runes semble attesté depuis de nombreux siècles. Se pourrait-il que ce soient les écritures qui aient nommé le village, et non le contraire ?
- les gravures ont été analysées par uns pécialise des écritures nordiques qui y a trouvé plusieurs signes distinctifs très précis qui attestent de leur authenticité, à moins que l'auteur n'ait lui-même été un expert. Il n'a malheureusement pas pu être réalisé de datation précise car les gravures ont depuis longtemps été approfondies et élargies par les pointes des couteaux de curieux trop entreprenants
- un conte local connu depuis toujours (collecté auprès de Mr Marcel Volpillière, habitant du mont Lozère) parle d'une "barque qui allait sur la terre comme sur la mer". Il pourrait bien s'agir là d'une allusion aux drakkars que les vikings trainaient derrière eux lorsqu'ils étaient à terre...
Il y aurait donc eu des rêveurs parmi les vikings...
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