La râpe à fromage de Cabridou
Un jour, Gwen et José ont acheté une râpe à fromage. Vous savez, ce modèle de base,
composé d'une plaque rectangulaire percée de deux formats différents de trous; et
d'un cadre métallique parfois habillé de plastique de couleur vive pour mieux tenir
l'instrument en main.
Après quelques semaines d'utilisation la râpe explose. Je n'ai pas assisté à la
scène mais j'imagine volontiers Gwen râpant énergiquement des racines de gingembre
pour préparer le zoum koum ou un quelconque thé tchaï. Mais peut-être était-ce tout
simplement les carottes du jardin, c'est beaucoup plus ferme que les carottes du
commerce. Toujours est-il que la situation était bien embêtante. Une râpe, ce n'est
pas grand chose, l'outil n'avait pas dû coûter plus de quelques euros, mais ça fait
partie des quelques ustensiles de cuisine sans lesquels tout devient plus compliqué.
Et puis il y avait autre chose qui embêtait bien José. Il disait "Mais tu comprends,
l'inox c'est inusable, ce truc, c'est trop con de devoir balancer ça alors que ça
pourrait servir des années !".
Alors un matin José prend quelques outils, et part à la recherche d'un petit arbre.
Il trouve un buis à la bonne taille, qu'il coupe et ébranche. Dans la partie centrale
il taille 2 montants et 2 pièces cylindriques, qu'il assemble patiemment à l'aide
de chevilles de bois qu'il fabrique une à une. Le tout prend peu à peu la forme
d'un cadre aux dimensions prévues pour accueillir la plaque d'inox, qui vient bientôt
y prendre sa place. José polit ensuite soigneusement le tout pour obtenir un lustré
agréable au toucher, puis il traite le bois à l'huile de lin.
Le résultat est magnifique. C'est un outil simple, qu'on tient bien en main. Il
est légèrement tordu mais cette asymétrie vient renforcer le sentiment qu'il s'agit d'une pièce unique. La plaque d'inox, ainsi montée, pourra assumer sa fonction de
râpe une vie durant, et peut-être pourra-t-elle être léguée aux enfants et petits-enfants
de Gwen et José lorsqu'ils en auront. A cette époque, le manche sera creusé par
les ans et la forme des milliers de mains affairées qui l'auront manipulé y sera
inscrite à jamais. On ne pourra pas l'utiliser sans avoir une pensée pour l'aïeul
José qui, à l'époque, fabriquait encore des outils de bois avec ses propres mains.
C'est vrai que voir ça a de quoi ébranler les convictions les plus ancrées sur
la vie. Qui d'autre que José accepterait de consacrer une demi-journée de travail à
fabriquer un outil disponible sur le marché à 4 euros ? Et pourtant, quel objet
disponible sur le marché pour 4 euros a autant de valeur et de sens que celui-ci
? Je n'ai pas de réponse, mais ça génère chez moi plein de questions.
José est cévenol depuis une génération. Il aime ce pays, n'en sort que rarement
tant il a de choses à y faire. Gwen est d'origine normande, elle a tourné un peu
en France à la recherche d'un coin et d'un style de vie qui lui conviendrait, et
c'est ici qu'elle a trouvé.
Pendant un an, ils ont écumé la vallée française pour trouver un terrain à acheter,
qui soit à eux et sur lequel ils puissent faire ce qu'ils ont envie, sans avoir
rien à demander à personne. Depuis quelques années, sous la pression de la demande,
les terrains se font rares, et il leur a fallu s'éloigner des routes, explorer des
pentes raides, au milieu des cailloux et des friches. Il ont fini par trouver à
acheter un petit triangle de montagne coincé entre deux petits ruisseaux. La piste
est à plusieurs centaines de mètres, et surtout, très loin au dessus. Accéder au
terrain implique déjà une marche qui s'apparente à une petite randonnée de 150 mètres
de dénivelé. C'est un sentier assez escarpé qui serpente de part et d'autre d'un
petit ruisseau sur lequel on devine des restes de murets autrefois destinés à domestiquer
le cours d'eau. Il y eut de l'activité, ici, et même beaucoup ! Il ne reste
qu'un grand silence et une nature qui a repris le dessus.
Le chemin s'incurve à gauche, sa pente diminue et bientôt rejoint l'horizontale,
tandis que des signes d'activité humaine et d'entretien régulier apparaissent. Le
chemin est maintenant net, bien tracé, rectiligne, dégagé de toute broussaille.
Des tas de bois de tous diamètres sont soigneusement empilés de loin en loin et
selon une fréquence croissante. Enfin, on débouche dans une étroite clairière au
milieu de laquelle trône le tipi.
Autant dire qu'il vaut mieux ne pas oublier le pain dans la voiture !
Sur ce terrain abandonné pendant longtemps, les anciennes terrasses étaient presque
entièrement recouvertes de chênes verts et de broussailles. Il a fallu faire de
la place pour monter une première cabane, provisoire, histoire d'avoir un pied à
terre pour mieux s'installer. Le potager a été une préoccupation immédiate : autant
produire un maximum de choses sur place, pour les sous et pour la logique de transport.
Deux terrasses sont rapidement défrichées, un système de recueil d'eau est mis au
point pour arroser. L'arrivée sur les jardins évoque irrésistiblement une petite
exploitation indienne nichée au coeur d'une forêt tropicale sur les premières pentes
de la cordillère des Andes : La surface plane est rare et croule sous les légumes,
alors que tout autour d'immenses arbres se penchent vers cette zone d'éclaircie
et laissent pendre jusqu'au sol des volutes de lianes au travers desquelles on croit
entendre des oiseaux exotiques et quelques mammifères plus ou moins dangereux...
Sûr que dans ce genre d'endroit, l'imaginaire y va.
L'installation définitive se fait sous forme d'un vaste tipi surélevé. La terrasse
la plus large étant encore trop étroite pour accueillir une construction de taille
suffisante (on a beau aimer la vie simple, un peu de place est toujours agréable),
Gwen et José montent une plate-forme reposant d'un côté sur une terrasse, et de
l'autre sur des pilotis qui s'avancent au dessus de la terrasse suivante. Il y a
donc une "cave" (au niveau du dessous), une vaste pièce de vie au rez-de-bancel,
et un étage, sous forme de mezzanine. Le tipi à mezzanine est un nouveau concept,
breveté Gwen et José. A surveiller.
Cette construction n'est pas en toc, elle est montée en solides poutres rustiques,
qu'il n'est évidemment pas question ni d'acheter au marchand de matériau du coin
(beaucoup trop cher) ni de descendre du haut de la piste (beaucoup trop loin). Elles
sont donc fabriquées une par une sur place à partir de résineux qui ont été
abattus il y a quelques années et ont correctement séché. Chaque arbre est écorcé
à la plane, puis traité à l'huile de lin, dont l'odeur délicate marque les lieux en permanence. Les assemblages sont préparés au sol, et montés, petite concession
au monde que nous connaissons, grâce à des tiges filetées et des boulons.
Pour venir à bout des étapes les plus difficiles, Gwen et José ont eu recours au
système de la "journée chinoise", souvent utilisé en Cévennes. Le principe est simple
: on planifie pour un jour donné un certain nombre de tâches, on bat le rappel dans
la montagne grâce à un bouche à oreille qui court de vallées en vallées, de tipis
en cabanes, de yourtes en squats, et on prépare une grande bouffe festive. Au jour
dit, il arrive des amis de partout, et parfois même des inconnus, avec leurs gants,
leurs outils, et généralement un enthousiasme et une bonne humeur décoiffants, qui
font avancer les chantiers à des allures proprement phénoménales, si du moins l'on a pris la peine de bien organiser les choses à l'avance, sous peine de quoi il y
a rapidement des inoccupés, des surnuméraires, des erreurs de manips et autres désagréments.
Bref, les journées chinoises de Gwen et José sont bien organisées puisque les travaux
y avancent très vite. Le tipi à mezzanine fut monté en deux temps trois mouvements,
et les deux lascars purent rapidement se retrouver dans un nid douillet face aux
lignes bleutées et silencieuses des crêtes cévenoles.
Car on y est bien, dans ce tipi. Où qu'on se trouve, il est à peine visible, il
pèse à peine sur la planète, mais pourtant il domine, il donne sur le vaste monde.
L'intérieur est une vraie maison de poupée. Des tapis et des tentures couvrent une
grande partie du sol et des murs et donnent une impression de richesse et de confort.
La cuisine regorge de plantes destinées à des utilisations que je ne devine pas,
séchant sur des claies de bois entrelacé. Tout un petit univers beau et utilitaire
et disposé là, dans la position même où l'ont laissé et le reprendront les mains
des propriétaires du lieu.
Accrochée à un clou sur l'un des poteaux, bien en évidence, trône la râpe à fromage.
Les enfants des visiteurs se sentent immédiatement chez eux ici. Ils se nichent
chacun dans un coin qu'ils explorent en chantonnant, oubliant pour le coup leurs
disputes habituelles. Parfois l'un d'eux disparaît sans bruit et on le retrouve
jouant à on ne sait trop quoi au tournant du chemin, un peu plus loin. Bientôt,
dans une explosion de joie et d'excitation, tous accourent d'un endroit secret en
tenant à deux mains une merveille ramassée au pied d'un vieux chêne, et les adultes,
attablés à l'ombre, doivent interrompre leur conversation tranquille pour suivre
la meute et venir personnellement constater que l'histoire est vraie.
L'objectif de Gwen et José, c'est d'arriver à vivre bientôt en autonomie financière.
Pour le moment ils touchent le RMI, ce qui leur permet de ne pas avoir de soucis
d'argent le temps de terminer leur installation. Mais dès que ce sera possible,
d'ici quelques mois, ils devront vivre avec ce que produit ce petit bout de terre
récupéré sur la montagne. Il restera toujours bien sûr quelques fournitures à aller
acheter dans le monde. Ils feront tout pour en réduire les quantités, mais pour
l'indispensable (un peu d'essence pour la voiture, quelques gâteries alimentaires
comme le café...) ils gagneront un peu d'argent en vendant quelques produits. Vivre
avec peu, profiter au maximum de la vie... et ne pas pour autant peser sur les autres,
voilà le programme. Un jour, dans très longtemps, se poseront probablement des questions
nouvelles, comme celle de la retraite, par exemple. Hé bien... ce jour là, on verra
bien. Mais d'ici là au moins on aura vécu, ce sera ça de pris !
Après la construction du tipi, Gwen et José ont dû rendre officielle leur présence
ici, ne serait-ce que pour que le facteur sache où déposer le courrier qui leur
est destiné. Ce lieu sans nom, cette terre maintenant devenue lieu de vie, il a
fallu la désigner aux yeux du monde. Comme ils auraient fait pour un enfant, Gwen
et José ont lui ont choisi un nom. Il y avait Cabrits pas loin, ça sera Cabridou.
Moi qui vit très différemment de Gwen et José, j'aimerai avoir un jour le privilège
fantastique de donner un nom à un endroit.
|