Un Mont-Blanc réussi

La balade dont il est question dans ces pages a servi de fil rouge au livre « Sacré mont Blanc« . Les illustrations présentées dans ces pages sont extraits du Carnet de voyage de Gilles Mazard. Elles ont également été reprises dans le livre. Un immense merci à lui

15 septembre 2002. Nous sommes 4 : Pilo, Cécile, Olivier et moi, fraîchement arrivés de Lozère, du Puy de Dôme et de région parisienne. Pas acclimatés pour deux sous, pas spécialement en forme. L’idée est donc d’y aller tout doucement, en montant très progressivement pour se mettre en jambe et s’acclimater progressivement.

L’itinéraire choisi est simple, logique, magnifique : départ du Montenvers, remontée de la mer de glace, du glacier du géant. Puis traversée du Mont-blanc du Tacul, du Mont Maudit, passage au sommet, et redescente par la voie normale. 30 km de progression facile, à part les séracs du géant qui sont toujours une petite aventure, et promettent cette année d’être particulièrement chamboulés vu le peu de neige tombé depuis plusieurs hivers.

Le mois de septembre est souvent propice, dans le massif du Mont-Blanc, à un temps pré-automnal calme, sans les orages d’été, et sans la foule, également. Nous avons guetté la météo depuis 1 semaine. De médiocre, elle a oscillé entre très mauvaise et très bonne, et finalement, à la veille du départ, il est à peu près certain que la première journée sera médiocre, mais que les suivantes seront belles, voire « grand-belles ». Des années qu’une telle occasion ne s’est pas présentée à moi.

Les préparatifs

Camping des Bossons, 11 Septembre 2002

– Euh… tu crois vraiment qu’on va pouvoir porter tout ça ?

Cécile fait la moue en contemplant le colossal tas de matériel empilé en vrac sur la pelouse. D’un oeil critique elle évalue le chantier :

– Caser ce bazar dans nos sacs ça va déjà être chaud, mais si en plus tu t’imagines qu’on va réussir à les porter au-delà de la sortie du camping, je crois que tu rêves !

– Mmmmais non, t’inquiètes, ça ira, j’ai l’habitude ! »

Hum, Cécile n’a vraiment pas l’air convaincue. Peut-être parce qu’elle me connaît trop bien ? Voilà déjà quinze ans que nous nous sommes rencontrés. C’était à l’occasion d’une colo musicale, elle y était stagiaire et moi moniteur. Nos dix années d’écart ont d’abord teinté notre relation de nuances paternelles, mais il est loin le temps où je pouvais la mener en bateau – si tant est qu’il ait jamais existé ! Aujourd’hui, c’est une grande et belle jeune femme blonde, motivée et sûre d’elle.

Cécile n’est pas spécialiste de la haute montagne, mais pas tout à fait néophyte non plus. L’an passé, elle a déjà participé à une virée commune dans ce massif, l’un de mes nombreux « mont-Blanc ratés » riche en souvenirs épiques. Sur une arête menant au Mont Tondu, il fallait effectuer une sorte de grand-écart audacieux pour franchir une courte barre rocheuse verglacée. Elle avait observé le geste maladroit de celui qui la précédait, puis elle s’était avancée à son tour. Après quelques secondes de concentration au pied du rocher, elle avait enchaîné trois mouvements rapides et précis qui l’avaient hissée sans problème au sommet du passage. Impressionné, je lui avais demandé comment elle avait ressenti l’épisode. Elle m’avait répondu : « Je me suis dit que si je commençais à réfléchir, je n’y arriverais pas, alors j’ai foncé ! » Bref, une fille solide et fiable. Autant dire qu’elle mesure bien les contraintes de la balade que nous allons entamer demain.

– Mmm’houais, lâche-t-elle en continuant à contempler le tas de matériel d’un air dubitatif

De notre énorme amas d’affaires émergent des tentes, des piolets, des cordes, des fringues… mais il est surtout constitué d’une fabuleuse quantité de nourriture. Les histoires de bouffe, qui ne sont déjà pas simple en plaine, deviennent en montagne un vrai casse-tête !

On pourrait croire que l’appétit, aiguisé par l’effort de la marche, permet de se contenter de n’importe quoi… Eh bien, pas du tout ! Le premier jour, tout va toujours bien. Un bout de pain avec une rondelle de saucisson le midi, une purée déshydratée suivie d’un sachet de thé dans une gamelle d’eau tiède pour le soir, et ça roule. Mais dès que l’on monte un peu, les effets conjugués de la fatigue et de l’altitude coupent la faim. Rien ne fait plus envie, l’anorexie guette. La digestion devient laborieuse, la nausée n’est jamais très loin. Bref, si vous n’avez que des trucs pas terribles à vous mettre sous la dent, il est à parier que vous allez faire la fine bouche. Or, bien manger est VI-TAL ! Pour la santé physique, bien sûr, mais aussi pour le moral : que faire pendant les longues heures d’isolement sous tente, lorsque le vent et la neige se déchaînent dehors ? Manger ! Mais exclusivement des bonnes choses.

Chacun sa stratégie. Un jour, haut sur le versant d’un sommet andin, j’ai croisé un alpiniste français que je connaissais. Me voyant réchauffer un plat lyophilisé sur mon réchaud il avait ri, ri… avant de commenter : « Marc, t’es vraiment idiot, ou quoi ? Avant de partir en montagne, passe donc au marché, tu prends cinq bananes, trois oranges, et voilà ! » Estomaqué, je l’avais regardé repartir à l’assaut du sommet, 6400 mètres avec juste une banane dans le ventre !

J’ai compris la leçon concernant les plats lyophilisés. Pour autant, je n’ai pas pu me résoudre aux seules bananes. Depuis cette époque, ma pratique habituelle consiste à emporter une alimentation « plaisir », goûtue, diversifiée… et beaucoup trop lourde (non pas pour l’estomac mais bien pour le dos). Il y a donc à nos pieds, en plus des classiques soupes, purées et coquillettes : du saumon fumé, d’énormes miches de pain de campagne, de la confiture en gros pots de verre, des desserts lactés, des bonbons en quantité, des kilos de pommes… De quoi varier les menus pour stimuler notre appétit dans les conditions rudes qui nous attendent.

– Toutes ces boites de conserve, là, demande Pilo d’un air innocent, c’est à laisser au camping pour les manger au retour ?

Avec ses 45 ans, Pilo est le doyen de l’équipe. C’est un sportif, plutôt mince, très endurant, baroudeur expérimenté, excellent grimpeur de surcroît. La falaise, ça le connaît, jusqu’au niveau 7. Il n’a pas beaucoup fréquenté la haute montagne, mais je sais qu’il s’y sentira naturellement à l’aise. C’est un tranquille, qui parle peu dans l’action. Il traverse les passages les plus délicats en rêvassant, ce qui désamorce l’angoisse des inquiets. Sa présence fait toujours du bien dans un groupe, et je suis heureux qu’il soit avec nous. Pendant ses marches silencieuses, il aime observer ce qui l’entoure : les paysages, les couleurs, les formes… Son œil d’artiste voit des choses que nous, humains ordinaires, ne percevons pas. Une crevasse lui évoque la gueule béante d’une bête fabuleuse, la ligne d’une arête rocheuse l’hypnotise… Rien ne lui plaît plus que les déchets de la civilisation humaine, qu’il adore les reconditionner en machines infernales ou merveilleuses. Elles viennent enrichir le bestiaire fabuleux qui peuple son foyer et les terrains alentour. Il ne se déplace jamais sans un carnet de dessin sur lequel il croque tout ce qui lui plaît, parfois même en marchant. Il en a amené un pour notre balade – en oubliant évidemment ses stylos. Heureusement, il retrouvera un vieux Bic au fond de son sac, les croquis de l’ouvrage que vous tenez entre les mains lui doivent une fière chandelle, à celui-là ! C’est la première fois que nous partons en haute montagne ensemble, mais pas la dernière. Dans les années qui vont suivre, nous renouvellerons l’expérience, cette fois accompagnés de nos jeunes fils respectifs, pour les amener tout doucement vers ce milieu que nous aimons. Des aventures plus tendres, que j’aurais eu le bonheur de vivre avec lui, avant le stupide accident d’escalade qui l’emportera en 2010. En attendant, il joue au néophyte :

– Non, non, Pilo, les boîtes c’est pour les deux premiers soirs. Tu verras, on va se faire des gueuletons fabuleux et ensuite on en sera débarrassés, les sacs vont s’alléger à toute vitesse !

– D’accord, acquiesce Pilo en hochant la tête avec enthousiasme, je comprends la logique : on se charge à bloc au départ pour pouvoir s’alléger ensuite, c’est pas bête !

– Ahh, tu fais du mauvais esprit !

Malgré mon assurance affichée, j’accuse le coup. C’est vrai que ça fait beaucoup à porter, tout de même. Peut-être ai-je eu les yeux plus gros que le ventre, comme souvent ? L’an passé, à la redescente d’une rando hivernale pyrénéenne, nous avions encore sur le dos, Yvan et moi, une incroyable quantité de bonnes choses. Ramener ces trucs après en avoir tant bavé à les monter, c’était un comble ! Au refuge des Sarradets noyé dans la neige, de braves gens cuisinaient une vague soupe Knorr sur leur bleuet. Fiers de notre effet, nous avions extirpé un tas de victuailles de nos sacs, bouteille de vin comprise, et les avions posées sur la table avec ostentation, avant de tourner les talons sous leurs regards stupéfaits. Ah, y’en a qui ont de la chance ! C’est certain, nous ne mangerons jamais tout ça.

« A mon avis, on pourrait en laisser une partie, intervient Olivier

– T’es pas fou, non ? Et si le mauvais temps s’installe, si on reste bloqués pendant deux semaine, hein ? Tu y as pensé ?

– Enfin, là je crois qu’on a vraiment de la marge… et puis franchement, la météo est bonne ! »

Olivier a le même âge que moi : la trentaine bien sonnée. C’est un costaud, à tous points de vue. Epaules et menton carrés, il porte une perpétuelle barbe de trois jours qui lui donne des airs d’aventurier. Il est du genre tranquille, mais peut également se révéler râleur. Les sujets de société, en particulier, le mettent souvent en colère. Il le fait largement savoir en militant activement au sein d’organisations écologistes et altermondialistes. Il ne fait pas de concessions : les gens comme moi, convaincus mais passifs, l’énervent par leur manque de cohérence, et il n’hésite pas à nous replacer régulièrement devant nos responsabilités pour essayer de nous réveiller. Olivier est aussi un fumeur invétéré. Il roule ses clopes en toutes circonstances, y compris en haute montagne, ce qui n’est pas courant : j’ai cru remarquer que les fumeurs sont moins accros à la nicotine dès qu’ils prennent de l’altitude… Olivier est l’exception qui confirme la règle. A l’entrée de la tente, sous une averse de neige, au sommet du mont Blanc… l’odeur de fumée nous accompagnera partout. Voilà plusieurs années que nous partageons tous les deux nos tentatives ratées au mont Blanc. A chaque fois, nous nous sommes élancés ensemble dans le brouillard, nous avons peiné, sué, souffert, en râlant (surtout lui) contre les éléments. Nous sommes redescendus vaincus, mais heureux et fiers de ce que nous avions tenté. Aujourd’hui encore, il est là, gonflé à bloc, certain que « cette fois-ci, c’est la bonne ».

– Bah, c’est pas grave, on y arrivera, conclut-il finalement avec philosophie en commençant à charger son sac.

Tôt ce matin, alors qu’hier au soir nous étions encore à nos postes dans nos boulots respectifs, nous avons pris la route. De la Lozère pour Pilo et moi, du Puy-de-Dôme pour Cécile, et de Paris pour Olivier, nous avons convergé vers les Alpes, chacun faisant séparément son cheminement intérieur, son acclimatation de cœur, sa transition vers les sommets.

Comme tout le monde, j’ai souvent entendu raconter des histoires terribles d’amis partis en croisière sur un voilier, se déchirant au bout de quelques jours à peine, victimes de la fatigue, de l’inconfort et des difficultés de communication. Pour avoir vécu les deux situations, je sais qu’entassés à quatre dans une tente de montagne, nous allons connaître un niveau de promiscuité largement plus poussé que dans l’habitacle d’un voilier de dix mètres. Les journées que nous allons passer ensemble vont être intenses, certainement difficiles parfois, et la manière dont nous allons nous entendre est primordiale. Comme à chaque fois, j’ai donc vécu les retrouvailles avec une certaine anxiété : tout le monde ne se connaissant pas encore, cela allait-il fonctionner ? Heureusement, ces gens-là sont tous des doux, des respectueux, des qui savent faire des concessions, des qui savent douter d’eux-mêmes lorsqu’il le faut. A chaque arrivée de l’un d’eux, j’ai senti avec bonheur l’équipe se constituer, solide et chaleureuse, et une ambiance joyeuse et sereine s’est rapidement installée entre tous.

Une fois réunis, nous avons par contre fait un constat moins positif : laminés par des mois de travail stressant, trop intellectuel et presque totalement sédentaire, nous ne sommes pas en forme du tout. Il va donc falloir progresser très lentement pour que nos corps endormis retrouvent le chemin de l’effort et s’habituent à l’altitude.

Après de longues tergiversations, arpentant mon bureau cévenol devant les cartes ouvertes, j’ai finalement choisi l’itinéraire des Trois Monts par la Mer de Glace. Pour le parcourir au pas lent d’un citadin fatigué chargé d’un gros sac, il nous faudra au moins quatre jours, peut-être même cinq ou six. Dans ce massif, le beau temps s’attarde rarement aussi longtemps. De fait, depuis quelques jours, Météo-France a joué avec nos nerfs. La tendance a plusieurs fois fait le yoyo entre « très mauvaise » et « très bonne ». Nous sommes en septembre. En tout début d’automne un temps frais et calme s’installe souvent sur les hauteurs. Les orages d’été s’éloignent – et la foule également. Cela semble avoir joué en notre faveur car hier soir, Météo-France s’est décidé : la première journée sera médiocre, mais les suivantes seront magnifiques.

Insensiblement, au rythme de nos allées et venues désordonnées, la montagne de matériel s’érode. Tous viennent y piocher des éléments pour les enfourner dans les sacs. En plus de ce matériel collectif, chacun a amené d’invraisemblables quantités d’affaires personnelles. Il va falloir faire des choix. Olivier, comme toujours, est très prévoyant :

« Tu crois que je prends ça ? demande-t-il en agitant une paire de gants de soie.

– Ca dépend, t’as quoi d’autre ?

– Une paire de moufles, des gants de montagne, des gants de laine, des gants de laine de rechange, une petite paire en fourrure polaire, des gants de soie.

– Prends les gants de montagne et ta paire en soie, laisse le reste. »

Ou bien :

« Hé, à qui est cette trousse de toilette avec gel douche, déodorant, rasoir, blaireau, préservatifs XXXXL, savon de Marseille et maquillage ?

– Euhhh, pourquoi ?

– Garde juste les préservatifs et laisse le reste … Allez, c’est une blague ! Laisse tout. De toute façon, on ne se lavera pas ! »

C’est un fait avéré, concernant les affaires personnelles la tendance est à l’excès. Un jour, quelques années plus tard, je découvrirai avec stupeur dans le sac d’un ami un petit carnet intitulé « ‘Tapes ta pine’, Livre d’or ». Fan absolu de ce monument de la chanson paillarde française, Christophe menait une vaste enquête pour recueillir les confidences des gens à son propos. Prévoyant de nous interviewer dès que possible, il trimbalait ce carnet au sommet des glaciers d’Oisans. Les gens sont fous, mais qu’est-ce qu’on rigole !

Il fait presque nuit sur le camping. Les sacs sont maintenant gonflés à bloc. Quelques affaires collectives traînent encore, éparpillées sur l’herbe. Un délicat jeu de chassé-croisé s’engage, visant à éviter de passer trop près. Si les autres pouvaient s’en charger, ce serait bien. Finalement, les sacs pèsent entre 25 et 30 kilos, comme prévu. Un poids qui rend impossible toute acrobatie, mais qui reste possible à porter si l’on va doucement, posément, au rythme d’un pied devant l’autre sur un terrain facile. Nous sommes prêts.

Premier jour : la mer de glace

Chamonix, 12 Septembre 2002

Il règne, dans la petite gare de Chamonix, une atmosphère qui me touche au plus haut point. Le train du Montenvers, avec ses wagons d’un autre âge, fait irrésistiblement monter en moi la nostalgie du temps où de rudes gaillards moustachus attaquaient la montagne à coups de pics et de pioches pour faire passer coûte que coûte la « ligne » vers la Mer de Glace, pendant que des guides à alpenstocks et souliers cloutés parcouraient des glaciers encore inexplorés. C’était une époque de découvertes, menées par des personnages hors du commun. J’aurais tellement voulu en être !

Aujourd’hui, le quai est noir de monde, plein de gens ordinaires, alpinistes et touristes, qui partent vers leurs petites aventures respectives. Qu’il s’agisse d’une voie d’escalade dans l’Envers des aiguilles ou d’une visite guidée de la grotte de glace, la magie fonctionne toujours. L’excitation est palpable, et nous la partageons : enfin, c’est le départ. Bientôt, on va pouvoir en découdre avec le Boss ! Le train s’ébranle, et traverse à toute petite vitesse les quartiers périphériques de Chamonix. Aux premiers arbres, la pente de la voie s’accentue d’un seul coup. Le train enclenche sa crémaillère en craquant et entame une montée laborieuse. Il est poussif, bruyant, il brinquebale comme une vieille rame du métro parisien. Peu à peu, les conversations se font murmures, puis se tarissent. La foule se laisse ballotter en silence. Les habitués, le regard dans le vague, attendent que ça passe. Les néophytes, front collé aux vitres, contemplent le paysage avec délice. La vallée de Chamonix s’éloigne vers le bas, comme vue depuis un avion qui décolle. Nous montons si vite ! A cette vitesse, il ne faudrait pas longtemps pour atteindre le sommet…

Au XIXème siècle, de nombreux projets de voies audacieuses ont fleuri dans les montagnes, censés amener des citadins émerveillés sur des sommets prestigieux. Le « Tramway du mont Blanc », à une dizaine de kilomètres au sud-ouest de Chamonix, devait initialement mener jusqu’au sommet par le dôme du Goûter. Comment les ingénieurs comptaient-ils s’y prendre pour installer la ligne sur l’arête des Bosses, en pleine glace ? Mystère ! Les difficultés techniques et le coût des travaux stoppèrent finalement la ligne au « Nid d’aigle », à 2380 mètres d’altitude, ce qui n’est somme toute pas si mal : cela fait déjà une sacrée économie de mollets pour un ascensionniste ! A quoi ressemblerait le Massif aujourd’hui, si ce projet fou avait vu le jour ? Le sommet hébergerait probablement un ensemble hôtelier de luxe… Les grimpeurs émergeant des grandes voies italiennes viendraient y siroter un Coca en terrasse (couverte) avant d’embarquer dans une rame pour finir leur journée en boîte à Saint-Gervais…

Voilà déjà la sortie de la forêt. Les arbres cèdent le terrain à un monde plus minéral. En ahanant, le train entame un large virage à droite et pénètre peu à peu dans la vallée de la Mer de Glace. Chamonix disparaît peu à peu tandis qu’à l’est les Drus et l’aiguille Verte se découvrent par le haut. Il y a soudain comme… une ambiance de montagne. Encore quelques centaines de mètres, et la rame ralentit… On arrive à une station. Les passagers s’animent. Immobilisation, ouverture des portes. Tout cela ressemble tellement au métro… sauf que, dehors, ce n’est pas Barbès !

Pour nous qui ne venons pas souvent en haute montagne, le choc est violent. Des versants vertigineux, minéraux et désolés, enserrent une immense langue glaciaire et la forcent à serpenter entre les contreforts de sommets si élevés que la vue se trouble de perspectives impossibles. Le tout dégage une furieuse impression d’immensité et de sauvagerie. Toute vie, tout projet humain semblent impossibles dans ces parages… et pourtant nous ne sommes qu’à 1900 petits mètres d’altitude, il en reste encore près de 3000 à gravir pour atteindre notre objectif.

Une fine trace blanche serpente sur le gris-marron du glacier couvert de pierres, et disparaît dans le lointain. C’est notre chemin. Il semble si long. Tout à coup, mon sac de trente kilos m’écrase les épaules. Ce projet est-il vraiment réaliste ?

Loin de nos doutes, les touristes agglutinés sur les terrasses panoramiques s’en mettent plein les yeux ! Touristes, alpinistes, profitons tous à fond de ce paysage hors du commun car ses jours sont comptés. Les spécialistes estiment que la langue glaciaire terminale aura disparu d’ici deux à trois décennies. Le glacier va progressivement reculer jusqu’au pied des actuels séracs du Géant, à plusieurs kilomètres d’ici. Sa fonte alimentera un lac tout neuf, aux eaux bleu turquoise. Libérée des glaces, la vallée sera rapidement recolonisée par la végétation, et bientôt des vaches viendront paître ces gras alpages tout neufs. Cela ne manquera certainement pas de charme, mais ce sera autre chose. On sera passé de la haute à la moyenne montagne. Et la Mer de Glace, cette malpolie, ne tirera plus la langue.

Une télécabine a été installée à l’intention des promeneurs pour rejoindre le glacier. Elle leur permet de s’y promener en sécurité, ou de visiter la petite grotte creusée dedans à leur intention. Nous préférons descendre à pied par un sentier qui part plus au sud, franchissant plusieurs barres rocheuses raides et élevées. Des échelles y ont été scellées. Mains fermement agrippées aux montants, nous abordons chaque barreau avec circonspection, tels des astronautes descendant du Module Lunaire pour atteindre la surface de la lune.

Peu à peu, la surface gris brun se rapproche. Enfin, avec la même gravité que Neil Armstrong sur le régolite lunaire, je pose un pied sur la glace. Aucune phrase pour la postérité ne me vient aux lèvres. C’est pourtant ici, à cet instant précis, que l’aventure montagnarde commence vraiment. La proximité de la glace fait chuter la température de deux ou trois petits degrés, suffisants pour renforcer l’impression d’austérité qui règne par ici.

L’équipe se rassemble peu à peu. Tout le monde est impressionné de voisiner enfin avec ce monstre, dont l’immobilité nous apparaît soudain trompeuse : dans le silence de la montagne se font régulièrement entendre des petits chuintements, des frottements légers. Ca et là quelques cailloux, libérés par la fonte, glissent furtivement au bas d’une pente. Le glacier soupire, il pousse laborieusement ses tonnes de glace vers la vallée en se frottant le ventre sur la planète. Pourrait-il soudain se déchaîner et nous engloutir ?

Remonter la Mer de Glace constitue un itinéraire parfait pour entamer une ascension. La surface du glacier ondule mollement en reliefs peu marqués. Un sorte de sentier facile s’y promène, disparaissant derrière un épaulement, reparaissant plus loin. Nul besoin de réfléchir à son itinéraire, nul risque de disparaître dans une crevasse ou d’essuyer une chute de pierres… Chacun peut aller à son pas. Mais marcher dans cette immensité laisse une impression d’immobilité, les perspectives et les paysages évoluant très lentement. Chaque pas ressemble au précédent et annonce le suivant. La lenteur s’installe peu à peu dans nos cœurs et nos esprits. Les conversations se tarissent. Le silence de la montagne est ample, épais, et finit par calmer l’éternelle ronde de pensées qui agite en permanence nos esprits stressés. Notre colonne s’étire puis se disloque, isolant chacun dans sa marche et ses rêveries. Pas après pas, heure après heure, le reste de l’univers s’éloigne de nos préoccupations tandis que nous entrons dans le monde de l’altitude.

Au loin, Pilo suit une trajectoire erratique qui m’intrigue. Tout en marchant, il scrute la surface craquelée et fissurée du glacier. Il semble y apercevoir des détails qui m’échappent, car régulièrement il quitte le chemin, fait quelques mètres et s’accroupit pour ramasser des trucs mystérieux qu’il observe et manipule longuement avant des les enfourner dans sa poche. Lorsqu’il s’aperçoit que je l’observe, il me sourit en brandissant vers moi un objet indéfinissable : « C’est dingue tout ce qu’on trouve là-dessus, regarde ça !

Sur le bord du sentier, il y a un homme debout, immobile, les bras pendants. Une vieille parka noire, élimée, lui couvre le corps jusqu’aux chevilles, ne laissant apercevoir qu’un visage barbu, des mains calleuses mains dépassant à peine de manches trop longues, et des chaussures de cuir fatiguées, auxquelles d’antiques crampons « dix pointes » sont vaguement fixés par des bouts de ficelle dépareillés. Ses traits sont tirés, il a l’air soucieux et fatigué.

Il nous observe approcher sans rien dire, mais son regard lance un appel si évident que nous nous arrêtons devant lui. Il n’est pas français. Quelques mots de mauvais anglais nous permettent de nous comprendre vaguement : il fait partie d’un groupe d’alpinistes ukrainiens. Ils ont parcouru des milliers de kilomètres pour se frotter au mont Blanc, dont la réputation est parvenue jusqu’à eux. Comme nous, ils ont fait le choix de la Mer de Glace pour prendre contact. Ils ont posé leur camp ici il y a deux jours, et avant d’entamer leur ascension ils s’entraînent à l’escalade glaciaire. Mais le projet ne semble pas s’être déroulé comme prévu.

L’homme en noir nous entraîne à sa suite au travers d’un labyrinthe de glace. Trois autres hommes en noir se tiennent là. L’un d’eux est allongé sur le sol. Il est conscient mais ne peut pas bouger. A mi-mots nous comprenons qu’il a fait une chute sur le dos au cours d’un exercice de cramponnage… Avec ce matériel fatigué, un niveau technique de débutant et une sécurité inexistante, cela ne nous étonne guère. L’accident s’est produit il y a déjà plusieurs heures, mais sans moyen de communiquer avec la vallée, sans oser déplacer le blessé, le groupe est resté là, indécis. Sans trop y croire ils devaient espérer le passage d’alpinistes en route pour le refuge du Requin… Cécile sort son portable… coup d’œil à l’écran : zéro barres ! Comme souvent en montagne, le réseau ne peut irriguer les fonds de vallées. Un éclair de colère silencieuse me traverse. Si nous n’arrivons pas à joindre la civilisation, il va falloir retourner au Montenvers chercher du secours. Une journée de perdue. C’est injuste ! Une semaine, je n’ai réussi à dégager qu’une unique semaine, cette année, pour assouvir ma passion, le timing est serré, et voilà le projet compromis par la faute de ces…

Sur l’écran du portable apparaît soudain une barre minuscule. Ma colère retombe immédiatement. Relayé par des antennes secondaires, peut-être les mâts des refuges alentours, qui sait, une trace de réseau subsiste ici. Sur la pointe des pieds, surfant sur le fil ténu de cette onde fragile, je compose le numéro de la gendarmerie de Chamonix. Réponse à la première sonnerie. Aucune émotion à mon appel, comme s’il était attendu. S’ensuivent quelques questions courtes et précises, pour nous localiser au plus près. Que voit-on d’ici ? La vallée de Leschaux s’ouvre-t-elle en amont ou en aval de notre position ? Sommes-nous arrêtés au pied d’une falaise ou d’un éboulis ? Pas de doute, le gars qui est au bout du fil connaît son affaire, il a dû trainer dans ces parages plus d’une fois !

– « Nous arrivons dans dix minutes »

Neuf minutes plus tard, un grondement sourd se fait entendre en direction du nord. Le bruit s’intensifie, semble maintenant tout proche, mais rien ne se passe. Ou est-il donc ? Soudain, comme propulsé hors du sol, un hélico jaillit du glacier à quelques centaines de mètres à peine, et se dirige droit sur nous, comme s’il savait parfaitement où nous trouver. Un fracas de tonnerre se répercute en écho sur les parois rocheuses, envahissant toute la vallée, et l’appareil se pose finalement sur le replat tout proche.

Les heures ont passé. Dans la vallée à nouveau silencieuse, insensiblement, le glacier a changé d’allure. La couche de pierres qui le recouvrait a progressivement disparu, et la marche se fait maintenant directement sur la glace, crampons aux pieds. La pente s’accentue un peu, modelant la glace en gradins entrecoupés de crevasses, et la progression se transforme en une sorte de jeu consistant à tracer l’itinéraire le plus direct, évitant les pentes trop raides et les trous trop béants.

Autour de nous, le paysage a repris son évolution lente. Au détour du grand virage décrit par la Mer de Glace, très doucement, un par un, de majestueux sommets enneigés ont émergé de derrière le versant : le mont Mallet, la Tour Ronde, le mont Blanc du Tacul… rien que des grands. Le Boss n’est pas encore visible, mais je le devine, là, juste derrière. Du regard je fouille les versants, essayant de deviner l’itinéraire de nos prochains jours.

Cette vision devrait m’emplir d’enthousiasme. Mais un plafond nuageux a fini par s’installer au pied des faces rocheuses. La belle lumière a laissé place à une ambiance crépusculaire qui fait écho à un sombre sentiment qui m’habite depuis le départ de l’hélico. Je tourne et retourne l’incident dans tous les sens. L’idée de devoir prendre en charge l’Ukrainien blessé jusqu’au Montenvers m’a énervé. En des situations plus tendues, plus dramatiques, aurais-je poussé cette logique jusqu’à l’extrême ? C’est l’histoire d’un gars qui est arrivé à 8600 m d’altitude sur l’arête sommitale de l’Everest. Il a tout sacrifié pour ce moment qui est enfin à sa portée, c’est l’objectif de toute sa vie d’alpiniste. Sur le bord de la trace, un homme est allongé dans la neige, inconscient mais vivant. Si notre gars passe son chemin, l’homme va mourir. S’il lui vient en aide, il perd le sommet, et, il le sait, il ne reviendra jamais. Cette scène s’est jouée plus d’une fois sur le toit du monde ou ailleurs, et ne s’est pas toujours conclue de la manière la plus noble. Le réflexe égoïste, je suis bien placé pour le comprendre, puisque je l’ai éprouvé moi-même aujourd’hui. Mais je le déteste. Il faut que j’apprenne à lutter contre, de toutes mes forces. Une bonne leçon, à méditer.

Ainsi vont mes sombres pensées tandis que les séracs du Géant approchent tout doucement sous les nuages. Lorsque j’émerge à nouveau au monde extérieur, nous sommes au pied d’une falaise. Cécile Jusque-là, tout allait bien : monter sur la glace striée, à une allure raisonnable, sur cette pente relativement douce. Et puis la voilà. La paroi. Le mur. La grande muraille. De loin, elle paraissait presque verticale, mais je me persuadais que ce n’était qu’un effet de la distance. De près… de près, c’est pire que ce que j’imaginais.

Un sentier très escarpé serpente au travers d’un labyrinthe de falaises, couloirs, vires et éperons rocheux, si raides qu’en de nombreux endroits des échelles quasiment verticales ont été posées. Notre condition de sédentaires des plaines nous apparaît soudain dans sa plus concrète réalité : nous sommes tout simplement épuisés, après cette journée pourtant raisonnable. Le découragement nous gagne. Le jour commence déjà à baisser, nous n’avons pas beaucoup de temps pour reprendre nos esprits.

Nous voilà engagés sur les échelles, jambes flageolantes et bras en coton. Concentration, concentration, dans notre état la moindre erreur serait fatale. Chaque replat est prétexte à faire de longues pauses, durant lesquelles nous contemplons le paysage qui, avec chaque mètre gagné, prend de l’ampleur. A nos pieds, la Mer de Glace révèle sa dimension de fleuve colossal et immobile. Très loin là-bas, d’où nous venons, une petite tache rouge, c’est le camp des Ukrainiens. Quelques points de couleurs vont et viennent parmi les réseaux de stries noires, grises et bleues de la surface du glacier. Ce sont des alpinistes qui explorent leur terrain de jeu. Nous sommes déjà dans un autre monde qu’eux.

Enfin, le refuge.

C’est un joli petit bâtiment en pierre taillée, sereinement installé sur le replat d’une confortable épaule herbeuse, petite oasis accueillante dans cet univers minéral et austère. Il me semble coquet, ce qui me prend de court : des mauvaises expériences m’ont éloigné des refuges depuis longtemps et j’avais un peu oublié.

Ce soir, la fatigue nous le rend vraiment très tentant. Et puis les alentours ne semblent guère propices à l’installation des tentes ! Il me semble soudain que le moment est venu de faire une exception à ma règle du camping, et nous poussons la porte sans état d’âme.

La saison d’été terminée depuis quelques jours a renvoyé l’équipe de gardiennage vers la vallée. Il n’y a ici que deux jeunes Américains ne parlant pas un mot de français. « Voilà qui va nous épargner les récits d’ascension », me dis-je in petto. Je suis mauvaise langue car ils sont sympathiques et souriants comme tout. L’un deux nous lance un « bonjour » joyeux à chaque fois qu’il nous croise entre la cuisine et le réfectoire, c’est à dire toutes les 2 mn 30.

Assis autour de la table, nous partageons un repas chaud.

« Alors, il est pas bon ce cassoulet ? Qui c’est qu’avait raison pour les boîtes ? »

Dehors la montagne s’enfonce dans la nuit et le froid, mais ici il fait bon, et nous nous sentons en sécurité derrière ces murs solides. Quand même, quel confort ! Par la fenêtre, nous observons avec soin les séracs du Géant, parfaitement visibles à quelques centaines de mètres, pour y étudier les itinéraires possibles : nous devrons les traverser demain. Mon impression est mitigée, car les crevasses me semblent nombreuses et ouvertes, mais je joue le pro qui ne se laisse pas impressionner, et je promets à la cantonade qu’en une heure et demie nous les aurons franchis. Je n’y crois qu’à moitié, mais mes amis me vouent une confiance aveugle et personne ne me contredit.

Ils auraient mieux fait de se méfier.

Deuxième jour

13 Septembre 2002, 7h00 du mat’.

Il fait beau. Un vrai grand beau, comme je n’en ai plus connu dans ce Massif depuis des années. Le ciel est d’un bleu totalement pur, si transparent que les sommets des alentours semblent proches à toucher. En l’absence du moindre souffle de vent, le soleil réchauffe très vite l’atmosphère glaciale du matin. Sa caresse sur nos visages est délicieuse.

Un sentiment de facilité et de sécurité m’envahit. Envolées, les appréhensions de la veille ! Sous cette lumière éclatante, les séracs du Géant ne nous semblent plus inquiétants du tout. Leur traversée va être vite expédiée. Rendez-vous à midi au col du midi ! Nous prenons pied sur le glacier et commençons à nous diriger vers les séracs. Cette première partie de cheminement est délicieuse. La pente est douce, entrecoupée de crevasses modestes, bien visibles et faciles à contourner ou à franchir, qui donnent l’impression d’être en terrain technique et pointu alors qu’il s’agit d’une balade de santé. Nous avançons rapidement.

Quelques centaines de mètres plus loin, au pied de la chute de séracs, nous débouchons sur une curieuse zone horizontale dépourvue de crevasses, une sorte de petite oasis qui donne une impression de sécurité au milieu du chaos. C’est un endroit idéal pour faire une pause et étudier la suite de l’itinéraire. Le guide Vallot est très formel : à cet endroit, il faut tirer vers la gauche, pour rejoindre le centre du glacier, et éviter le secteur situé sous le « petit rognon », ce promontoire rocheux qui surgit de la glace un peu plus haut sur la droite, réputé difficile et dangereux. Peut-être suis-je victime du syndrome du château de Barbe-Bleue, qui veut que tout endroit interdit attire irrémédiablement ? En observant le passage à éviter, il me semble justement que les zones crevassées sont traversées par une sorte de vire aisément praticable qui, j’en suis certain, nous mènera rapidement sur un replat que l’on devine au-delà. Voilà une bonne occasion de faire mentir le topo et de mettre un peu de piment dans cette étape sans surprise… Fier de mon esprit d’initiative et de ma grande maîtrise du terrain glaciaire, j’entraîne mes compagnons vers cet itinéraire sur mesure.

Nous nous élevons rapidement sur la vire. Sans être technique, elle n’est pas aussi aisée qu’il y paraissait : quelques crevasses, invisibles depuis le bas, la traversent de loin en loin. Bah, peu importe… tiens, celle-ci est plus large. Mieux vaut faire le tour. Ah, zut, en voilà une autre là-bas. Au tournant de la barre rocheuse, tandis que la pente se redresse, notre vire commence à se rétrécir, progressivement mais sûrement. A toute force confiant, je reste persuadé que « juste un peu plus loin, c’est sûr, les choses vont s’arranger ». Mais bientôt cette chienne de vire disparaît tout à fait et nous abandonne lâchement au cœur d’une tempête de séracs entrelardés de crevasses profondes et torturées. Nous voilà bientôt perdus dans une mer furieuse, errant au pied de vagues géantes prêtes à déferler en rouleaux d’écume bouillonnants. Des amas de glace pilée jonchent le sol, témoignant de fréquentes chutes de blocs.

Dégringolant tout droit de l’aiguille du Plan, mille mètres plus haut, des kilomètre cubes de glace viennent s’écraser contre le Petit Rognon, menant avec lui une bataille titanesque qui met en jeu des forces colossales. Nous sommes au cœur du combat. Il n’y a pas de belle à sauver, mais comme un Prince de conte de fées, je rassemble mon courage pour avancer encore, malgré les dragons, malgré le danger que je sens maintenant au creux de mon ventre, malgré la vanité de l’opération. Une émotion romantique m’envahit, mêlée de peur et d’héroïsme. Nous vivons une aventure intense, exaltante, déraisonnable.

Une sorte de crissement retentit soudain. Une rapide pause silencieuse nous en persuade : quelque chose remue, là-dessous, quelque chose de vivant. Quelques dizaines de mètres plus loin, de longs soupirs plaintifs résonnent autour de nous, et s’intensifient au fur et à mesure de notre avancée jusqu’à évoquer des gémissements d’épouvante. C’est le glacier qui nous prévient : « Fuyez, pauvres fous, fuyez vite avant qu’il ne soit trop tard ! » Bientôt ce sont des craquements, puis de véritables coups de boutoir que nous sentons résonner sous nos pieds. Chaque explosion nous fige sur place, cœur battant, respiration haletante. Nos yeux roulent de droite et de gauche pour deviner d’où viendra le danger. Soudain, un craquement encore plus puissant que les précédents fait distinctement vibrer le glacier et toute notre équipée avec. Cette fois c’en est trop. Les derniers vestiges de ma volonté volent en éclat : il faut quitter ce lieu, et très vite !

Courage, fuyons !

Notre retraite est pitoyable, brouillonne et précipitée. Pour fuir plus rapidement, nous jetons sans ménagement nos sacs par dessus les crevasses, avant de les suivre en sautant comme nous pouvons.

Peu à peu, la tempête s’éloigne, la glace redevient une matière inanimée, neutre, qui ne risque plus de nous engloutir ou de nous écraser. Nous voilà à nouveau en sécurité sur la vire scélérate, mais le moral n’y est plus. Je ne sais plus trop quoi faire. L’idée d’une redescente jusqu’au Montenvers commence à germer en moi, mais je n’ose pas en parler aux autres. Il faudrait que je continue à maîtriser les choses, à faire comme si de rien n’était… je n’y arrive pas. Notre aventure fabuleuse va donc prendre fin de cette misérable manière, dans ce recoin perdu d’un glacier situé à plusieurs jours de notre objectif ?

Pilo sent mon indécision. Il suggère de faire une nouvelle tentative plus à gauche. Un secteur qui, à bien y regarder, semble effectivement moins crevassé. La seule décision sage aurait été de redescendre à l’oasis de tout à l’heure, puis de suivre gentiment la suggestion du guide Vallot, à savoir « prendre à gauche vers le centre du glacier ». Mais, complètement incapable d’initiative, je saisis immédiatement la perche que me tend Pilo, et pour la seconde fois je nous engage résolument dans les emmerdes. Quoi qu’il s’agisse d’emmerdes légèrement différentes : il n’y a pas de séracs en équilibre, par ici, ni de charges explosives dissimulées çà et là, mais juste des crevasses. Elles sont d’abord peu nombreuses et de tailles raisonnables, et la progression commence sous de bons augures. Mais, rapidement, elles prennent de l’ampleur et s’entrecroisent bientôt en tous sens, à tel point qu’il n’est plus possible de parler d’une quelconque « surface » du glacier. Nous sommes suspendus au-dessus d’une immense abîme, de laquelle émergent des rognons de glace de toutes formes et de toutes tailles.

La progression consiste à descendre vers la base du rognon sur lequel on se trouve, jusqu’à un niveau où il se rapproche suffisamment du suivant pour permettre le passage. On traverse alors comme on peut, en grand écart, en opposition, voire en sautant, puis on remonte de l’autre côté, et on recommence. L’opération, délicate, nécessite l’installation de nombreux points d’ancrage pour assurer la cordée. Lorsque le vide est trop large, il faut faire passer les sacs à dos séparément… A quatre sur une corde, tout cela nécessite énormément de temps. Chaque passage franchi représente une petite victoire, mais augmente d’autant le nombre de difficultés à parcourir en sens inverse si d’aventure il fallait faire demi-tour. Alors on avance, on avance, sans trop se poser de questions, et notre colonne s’enfonce toujours plus profondément dans cet univers totalement isolé du monde. Ici, personne ne peut rien pour nous…

Les heures passent. Du fond de nos abîmes nous n’avons pas le moyen d’évaluer le chemin parcouru, ni les difficultés qui nous attendent encore. Nous sommes aveugles

Depuis quelques temps, les crevasses se font moins nombreuses, moins larges. Le glacier retrouve une certaine organisation. La mise en place d’assurances n’est plus nécessaire et nous progressons de plus en plus vite. Peu à peu, la pente s’infléchit et nous débouchons sur un vaste replat couvert de neige. Quelques centaines de mètres plus loin, les dernières crevasses finissent par disparaître totalement. Au creux d’une combe, une petite rivière coule sur la neige et donne au site l’allure d’un petit vallon intime et rieur. Un soulagement profond m’envahit. Je suis nerveusement épuisé par ces heures de stress et de concentration, et j’espère qu’Olivier, Cécile et Pilo ne l’ont pas trop ressenti. Nous prenons enfin le temps de profiter de la vue.

A nos pieds, les séracs du Géant dévalent la pente en une colossale cascade fracassée et vont se fondre, 500 mètres plus bas, dans une immense surface gris – blanc moutonnante : la Mer de Glace. Juste au-dessus, le refuge du Requin se dresse toujours sur son promontoire. Il est proche à toucher : un kilomètre à peine nous en sépare ! Dix heures pour franchir un kilomètre, c’est un fantastique record ! Est-il possible que nous ne l’ayons quitté que ce matin ? Un peu à l’est de notre position, la chute de séracs forme un renfoncement peu marqué. A cet endroit, comme par magie, les crevasses sont presque totalement fermées, ménageant une chaussée large et confortable qui descend tranquillement en diagonale vers un endroit plat caractéristique que nous reconnaissons immédiatement : l’oasis. Franchir les séracs en empruntant cet itinéraire ne doit pas prendre plus d’une heure. C’est d’ailleurs, je m’en rends compte à présent, la recommandation du guide Vallot, celle-la même dont j’ai décidé de ne pas tenir compte, pour monter en direction du Petit Rognon. Je ne fais pas le fier.

Un air tiède souffle de la Mer de Glace et nous accompagne dans notre tranquille remontée du glacier apaisé. Vers 3000 m d’altitude, nous installons notre camp sur un replat neigeux confortable. Cent mètres au-dessus de nos têtes, dans un chuintement discret, les dernières télécabines entament la traversée de la pointe Helbronner à l’aiguille du Midi. D’ici une heure, leurs passagers seront attablés devant une fondue dans un restaurant de Cham’. Dans la nuit tombante, notre tente se transforme en un havre de chaleur et de sécurité.

Troisième jour : vers le col du midi

14 Septembre 2002, 5h30, vallée Blanche

Au sortir de la tente, l’ambiance glacée, silencieuse et immense nous prend de court. Hier, au tiède soleil de l’après-midi, ce n’était pas aussi net, mais ce matin il n’y a plus de doute : nous sommes bien en haute montagne. Autour de nous, un somptueux panorama de faces mythiques se déploie et nous joue le grand jeu. Dent du Géant, pointe Helbronner, aiguille de Toule, Tour Ronde, et puis encore plus près, grand Capucin, mont Blanc du Tacul… dans la faible lumière du matin naissant les couloirs encore dans l’ombre dessinent des pointes sombres alors que les pics et les arêtes se découpent en ombres chinoises sur le ciel rose. Pendant le démontage du camp, la neige gelée crisse sous nos chaussures.

Le premier objectif de la journée est de rejoindre le col du Midi, à 3500 mètres d’altitude. Nous évaluerons sur place si nous nous y installons pour la nuit ou si nous continuons la montée vers le mont Blanc du Tacul. C’est un programme simple et sans risque de mauvaises surprises : le glacier, peu raide, est totalement couvert d’une neige épaisse et solide qui ne laisse subsister que quelques crevasses bien visibles et faciles à franchir. Mais nos deux journées d’errances ont eu raison de nos pauvres petits organismes mal préparés, et à peine en route nous sentons la fatigue monter en nous. Dans cette immensité, notre cordée minuscule progresse très lentement.

Heure après heure, le Gros rognon nous dévoile ses versants successifs dans un ralenti extrême, et nous avons l’impression d’être quasiment scotchés sur place. Loin au-dessus de nous, des cordées montées à l’aiguille du Midi par la première benne traversent le glacier au pas de course, en route vers les voies qu’elles ont choisi de faire dans la journée. Il est presque midi lorsque nous atteignons leur trace, un itinéraire très passant qui circule au pied de la face est du mont Blanc du Tacul.

Pendant la montée, nous avons tout le loisir de suivre avec attention la progression d’une cordée engagée dans le couloir Gervasutti au mont Blanc du Tacul, dont la sortie nous surplombe de près de mille mètres. Après avoir avalé les premières centaines de mètres au pas de course, les gars ont commencé à ralentir sérieusement alors que nous n’observions aucun problème particulier, et voilà maintenant une heure que les deux points noirs reliés par un fil minuscule se sont totalement immobilisés aux deux tiers du couloir. Que se passe-t-il là-haut ? S’ils sont dans le même état de fatigue que nous, rien d’étonnant à ce qu’ils prennent un peu de repos, mais récupérer dans une pente à 55 degrés, les pieds tordus par les crampons, attachés dans un baudrier, ce n’est pas confortable, j’en sais quelque chose. Sans compter qu’avec le soleil qui tape, des pierres commencent a ricocher dans la face… C’est certain, ils ne doivent pas être à la noce, je n’aimerais pas être à leur place.

Depuis quelques minutes, un hélico tourne autour de la cordée bloquée. Nos interrogations se muent en une inquiétude sourde. L’hélico part vers la vallée comme une fusée. Pleins de compassion pour les gars, mais totalement impuissants, nous repartons tout doucement. L’hélico revient, s’immobilise à nouveau en face de la cordée, pendant de longues minutes. Que se joue-t-il là-haut ? Arrivent-ils à communiquer ? L’hélico peut-il vraiment les aider en cas de besoin ? Si ces gars dévissent, nous serons pour ainsi dire aux premières loges car ils tomberont presque à nos pieds, un sale spectacle en perspective. Au chapitre des histoires incroyables il se raconte celle de ces deux alpinistes qui ont fait une chute de 800 mètres dans un couloir de neige. Coup de chance, pas un rocher ne dépassait, et le bas de la pente retrouvait progressivement l’horizontale. La cordée avait dévalé ce toboggan parfait à une vitesse folle, sauté sans dommage la rimaye, et ralenti tout doucement sur le replat du glacier. A peine sonnés, ils étaient repartis à pied. La configuration du couloir que nous avons sous les yeux semble correspondre à celle du récit. Nos deux héros fatigués auraient-ils eux aussi une petite chance de s’en tirer ? Allez, les gars, courage, on est avec vous !

L’hélico s’éloigne à nouveau, et le silence retombe sur la montagne. Mais, ma parole, il les abandonne à leur sort ! Doucement, tout doucement, la cordée reprend sa progression vers le haut. Et nous la nôtre, les yeux rivés vers le Tacul. Nos deux cordées ne sont distantes que d’un petit kilomètre, et vivent pourtant deux aventures totalement différentes. Ces deux gars sont certainement de bons techniciens. Ils doivent avoir à leur actif plein de sommets prestigieux, atteints par des voies difficiles. La montagne est pour eux un terrain d’aventure sportive, qu’ils sillonnent légers, en courant. Programme type de leur journée : téléphérique, marche d’approche, voie, retour, téléphérique, Cham’. Du travail bien fait, une performance physique et esthétique. Nous autres, bande de bibendums lents et lourds, nous avançons à vitesse d’escargot sur des itinéraires faciles, afin d’assouvir notre passion : ETRE dans la montagne. Y vivre un moment. Au risque de nous y enliser parfois. Nous venons de vivre deux journées crevantes, éprouvantes, mais totalement en montagne, pour atteindre un lieu qui n’est pour eux que le point de départ de leur aventure. Savent-ils que les sommets qu’ils gravissent ont un soubassement, toute une zone qui, en elle-même, est d’une incroyable richesse de paysages, de sensations et d’itinéraires ?

J’envie ces deux hommes : ils sont capables de grimper ce couloir, qui est sans doute hors de ma portée. Pensent-ils parfois la montagne comme nous ?

Cécile : Dans ce grand beau temps, après les passages un peu piégeux des séracs du Géant, la montée vers le col du Midi me fait l’effet d’une grande respiration blanche. Alors, l’attention se relâche… D’autant plus que la fatigue n’incite pas à la vigilance. Nous restons encordés et marchons lentement et sagement en file indienne. Marc mène le pas, suivi de Pilo, puis de moi ; Olivier ferme la marche. Enfin, enfin, regarder autre chose que mes pieds, lever la tête pour admirer la montagne alentour ! Ne même plus regarder où l’on pose ses pas, se contenter de les mettre dans les traces laissées sur la neige. Si ce n’était l’altitude, la fatigue, les corps qui, déjà, ressentent le manque d’oxygène, on se croirait presque en promenade.

Mais voilà que, sans prévenir, la corde se tend derrière moi, m’empêchant d’avancer. Je jette un œil et ne voit bizarrement qu’une moitié d’Olivier qui émerge du sol. Comment s’est-il débrouillé pour tomber dans une crevasse au sein de cette étendue blanche et lisse, à l’endroit même où nous sommes tous passés sans encombre ?

– Hohé, Pilo, Marc ! Heu… Il y a un problème ! (Bon sang, qu’est-ce qu’on fait dans ce cas-là ?)

Aidé de la corde bien tendue, Olivier s’extirpe de son trou sous nos regards un tantinet moqueurs. La marche reprend, un peu moins insouciante, toujours tranquille. Le rythme s’installe dans une lenteur pesante et régulière… Quand soudain, sans crier gare, je me sens stoppée net dans mon bien maigre élan et tirée en arrière. Je me retourne et vois de nouveau Olivier réduit de moitié, pestant et jurant contre je ne sais quel destin facétieux. Comment a-t-il fait pour tomber à nouveau là où nous sommes tous passés sans rien sentir, pas même le plus petit frémissement du terrain, la question commence à se poser sérieusement.

Le petit sauvetage terminé, nous reprenons le chemin, tout droit, toujours tout droit jusqu’au col, à notre pas, à notre rythme. Le paysage se déroule, l’aiguille du Midi est plus proche, d’autres cordées émergent, petites taches noires dans le grand blanc… Et c’est là que je me sens soudain arrêtée dans mes réflexions et dans ma progression par la corde qui s’est, une nouvelle fois, tendue derrière moi. Je me retourne et ne suis même plus surprise de voir la moitié d’Olivier émerger d’une troisième crevasse que nous avons, encore et toujours, franchie sans problème et qui a choisi de s’ouvrir sous ses pieds.

Ce n’est plus du hasard, ce n’est même plus une coïncidence, c’est devenu une habitude. La question ne se pose même plus de savoir comment il fait. Nous allons laisser Olivier mener la cordée, au moins nous serons sûrs de ne jamais rater une crevasse !

Un quart d’heure plus tard, ça ne rate pas. Olivier, en tête de cordée, n’est plus que la moitié de lui-même…

***

Les trois cents derniers mètres de montée vers le col me paraissent terriblement longs et monotones. La pente s’adoucit très lentement, annonçant sans cesse un replat qui n’arrive jamais. L’horizon recule peu à peu mais aucun paysage n’apparaît derrière. A notre droite, pourtant, le sommet du gros Rognon s’abaisse tout doucement, jusqu’à se trouver à notre hauteur, puis plus bas que nous. Finalement, nous voilà sur un sol horizontal, à l’orée d’une immense selle neigeuse quasiment plane, encadrée par deux sommets aussi différents qu’il est possible de l’être.

Au nord, l’aiguille du Midi nous présente son élégante et aérienne silhouette triangulaire. Elle ne nous domine que de trois cents petits mètres, mais sa face rocheuse élancée lui confère une allure noble et altière. Au sommet, l’antenne-relai TV, en forme de fusée, renforce encore l’impression acérée qu’elle dégage. C’est de là qu’arrivent la majorité des alpinistes qui fréquentent cette partie du Massif. Un dernier café à la terrasse d’un bistrot chamoniard, quelques pas pour rejoindre la gare du téléphérique, deux fois dix minutes à se faire balancer dans une cabine en plein ciel, et ils émergent à 3800 mètres, au cœur du massif le plus impressionnant d’Europe. Il ne reste plus qu’à descendre jusqu’au col du Midi par la belle arête de neige pour partir immédiatement vers le sommet de son choix, ou rejoindre le refuge des Cosmiques tout proche si l’on a fixé le départ au lendemain.

Pour nous qui arrivons de loin, la gare supérieure du téléphérique est un point de contact avec la civilisation, qui ne fait guère envie lorsqu’il fait beau, mais qui peut vous sauver si le temps vire au mauvais. Un câble immense se détache du sommet et, d’une enjambée de géant, franchit un kilomètre et demi de vide jusqu’au Gros Rognon, ce rocher isolé au milieu de la glace autour duquel nous avons passé notre journée à tourner. Au sud, le col est dominé par le mont Blanc du Tacul, formidable, épais… sa face nord est une immense coulée de glace blanche étincelante, entrecoupée de barres de séracs impressionnantes de puissance. Notre itinéraire continue par là, nous apercevons la trace qui serpente dans la face. Rassemblant nos forces, nous reprenons notre marche.

J’aimerais poursuivre la montée jusqu’à l’épaule ouest du Tacul, cinq cent mètres plus haut, mais il ne nous faut que quelques pas pour comprendre : nous sommes tous épuisés. Malgré le peu de dénivelé parcouru depuis ce matin, nos corps mal acclimatés sont à la peine. Le sang nous tape à la tête, nos souffles courts se répondent comme ceux de taureaux avant le combat, une légère nausée monte doucement. Entamer l’ascension de cette face massive, à cette heure déjà tardive, dans notre état, serait une imbécilité absolue. Qu’importe : nous sommes libres comme l’air ! Et il n’y a que l’embarras du choix pour s’installer, sur ce haut plateau formidable où pourrait atterrir un 747. Posons donc le camp.

***

La tente est montée, et les affaires y ont (plus ou moins) trouvé leur place. Les corps sont rassasiés. Le nécessaire a été fait, nous n’avons plus d’obligations. Il est encore tôt. La journée a encore une bonne tranche de vie à nous offrir, alors… qu’en faire ? Indécis, nous tournons un moment autour du camp, bricolant de ci de là, sans trop savoir de quoi nous avons envie.

Sans crier gare, le coup de barre nous tombe dessus. La détente qui succède à l’effort, la tiédeur de la tente qui chauffe au soleil, les duvets moelleux que l’on vient de dérouler soigneusement sur les tapis de sols encore parfaitement alignés, autant d’attraits qui deviennent vite irrésistibles à nos corps fatigués. C’est le moment de l’heure de lecture paresseuse, entrecoupée d’assoupissements desquels on émerge de temps à autre pour y replonger avec délice, autant de fois que nécessaire. Pour un temps, la montagne est oubliée. S’isoler de la nature pour retrouver le confort humain nous fait du bien. C’est un moment… différent.

Vers 16 heures, il y a un mouvement. Pilo entrouvre la porte, passe la tête au dehors, pousse une exclamation admirative et se prépare à sortir avec enthousiasme. C’est le signal. En deux minutes tout le monde est dehors. La lumière a changé. Moins crue que tout à l’heure, elle teinte la montagne de nuances plus chaleureuses. A force de détailler le paysage alentour j’aperçois, à peine visible dans les replis de la face nord du Tacul, une minuscule excroissance que je n’avais pas remarquée. Un coup d’œil à la carte me renseigne : il s’agit de la « pointe Lachenal ». Jamais entendu parler. Que vient donc faire Lachenal dans ces parages ? Ah oui, je sais : après s’être gelé les pieds à l’Annapurna aux côtés d’Herzog, auquel il a probablement sauvé la vie à cette occasion, il est mort tout près d’ici, en chutant bêtement dans une crevasse de la vallée blanche, lors d’une banale descente à ski. C’est sans doute pour cette raison que l’on a donné son nom à cette petite pointe.

Voyons voyons, combien mesure ce bout de caillou ? 3613 mètres ? Je suis scandalisé : le premier humain à avoir gravi un sommet de plus de 8000 mètres aurait bien mérité de donner son nom à un sommet majeur de ce massif, enfin ! Le col du Midi aurait pu supporter d’être encadré par une « aiguille Lachenal », ou un « mont Lachenal » ! La colère ne m’empêche pas de poser un rapide calcul mental : de la tente au sommet il n’y a que 100 mètres de dénivelé. Une broutille.

« Ca vous dirait de monter là-dessus ? »

Les regards se tournent dans la direction de mon doigt. Chacun pèse le pour et le contre en silence. Il est mignon, ce petit sommet. C’est tentant… Mais on est si bien ici, près de la tente. Ce bref combat intérieur est finalement remporté par l’action. Alors on s’équipe, et on part. Quel plaisir de marcher sans sac, d’être libre de ses mouvements, et de sentir que le mal des montagnes recule peu à peu ! De temps en temps, l’un d’entre nous marque la pause, et se retourne pour contempler au loin la petite tache orange de la tente qui se détache sur la neige. Chaque pas qui nous en éloigne lui redonne peu à peu sa vraie dimension : celle d’un minuscule îlot d’humanité perdu dans l’immensité. C’est pourtant ce fragile objet qui nous apporte ce sentiment d’être ici en sécurité, et nous permet de transformer cette ascension de haute montagne en promenade digestive. Un petit « chez-nous » nous attend pas loin !

Dans le fil d’un cheminement de pensée, l’un d’entre nous s’immobilise soudain, et interroge son voisin sur ses projets professionnels, ou disserte sur sa conception de la vie de couple. Une conversation décalée s’installe. L’un s’assoit sur son piolet, un coude sur les genoux, le menton dans la paume de la main. L’autre, les mains dans les poches de son jean, joue à tailler la glace à petits coups de crampons, en contemplant un sommet inconnu dans le lointain. La conversation, bientôt, s’épuise pour cette fois. Après un silence pensif, le crissement des crampons reprend, jusqu’au prochain arrêt.

Nous voici au sommet. Dominés par l’énorme masse du Tacul nous ne jouissons que d’un angle de vue réduit. Il nous offre cependant un magnifique panorama sur le col du Midi. C’est vraiment un endroit particulier : avec ses 3500 mètres, il fait pleinement partie du monde de l’altitude, et l’on pourrait s’y attendre à une certaine tranquillité. C’est pourtant le dernier endroit à la mode. Le pied de l’aiguille du Midi fourmille de points noirs qui s’agitent en tous sens. Des files de cordées laissent derrière elles des traces entremêlées, se croisant anarchiquement en direction d’objectifs qu’il ne nous est pas toujours possible de deviner. Des tentes se montent et se démontent çà et là, parfois à quelques minutes d’intervalle. Un groupe s’arrête près d’une grosse crevasse et y passe un long moment à faire des exercices de sauvetage. Une cordée traverse d’un pas vif le plateau dans notre direction et vient faire une initiation à l’escalade glaciaire tout près de nous…

Trois itinéraires quasiment autoroutiers se distinguent dans ce fouilli de traces. Ils relient l’aiguille du Midi aux destinations les plus courues : le mont Blanc du Tacul (c’est notre itinéraire de demain), le refuge Helbronner et les sommets du versant italien (c’est la trace par laquelle nous sommes arrivés), et l’arête Midi-Plan. Le long de ces lignes de force circulent d’incessants défilés de chenilles processionnaires, qui s’étirent ou se contractent au gré des difficultés.

Nous restons longtemps à observer cette fourmillière, fascinés. Soudain, vers 17 heures, l’activité diminue rapidement sur le col. Les processions se concentrent maintenant sur l’aiguille et le refuge des Cosmiques, et drainent peu à peu la foule du plateau. Les humains regagnent les lieux pour humains. Il est temps pour nous de faire de même et de redescendre au camp.

La tente, perdue dans l’immensité

A 18 heures, le col est totalement vide, nous voici à nouveau dans l’intimité. Le soleil nous accorde les faveurs de ses derniers rayons. Personne n’a envie de s’enfermer dans la tente par cette lumière tiède et chaleureuse, et la troupe se disperse. Chacun cherche à profiter encore un peu de cette journée interminable. Pilo dessine le camp.

Sans avertissement, en quelques secondes, le soleil disparaît derrière l’arête Midi-Plan. Une sensation de froid intense nous envahit soudain. C’est le moment de se replier dans la tente avec un bon livre. Bientôt, seul un minuscule point de lumière orange témoigne de notre présence dans la montagne glaciale et silencieuse.

Quatrième jour : le tape-cul

15 Septembre 2002, 5h30.

Il fait grand beau, comme prévu. Dans l’air rose et glacé du petit matin, la montagne est somptueuse, et cette vision nous donne envie d’en découdre au plus vite, malgré une forme plutôt petite. Ce léger mal de tête, cette vague sensation nauséeuse, je les reconnais bien : c’est le processus d’acclimatation qui est à l’œuvre. Nous sommes sur le fil, il va falloir aller doucement.

Autour de la tente, toute l’équipe s’agite, le silence n’est troublé que par les respirations oppressées et le crissement des chaussures dans la neige glacée. Chacun charge son sac à dos en piochant dans la montagne d’affaires et de nourriture empilée à même la neige. L’opération est nettement moins confortable qu’au camping, quelques jours plus tôt, et personne n’a envie de lambiner. Certaines opérations délicates nécessitent d’ôter les gants quelques instants, il faut faire vite, l’onglée ne tarde pas. La tente, cet objet merveilleux qui nous a permis de survivre à cette nuit glacée, disparaît à son tour. Plus rien ne nous relie à cet endroit désormais inhospitalier, nous nous en éloignons sans regret, laissant derrière nous un cercle de neige sale et tassée.

Loin au-dessus de nous, des dizaines de cordées, tôt parties du refuge des Cosmiques, sont enchenillées sur la trace. D’ici une heure, la première benne du téléphérique va en déverser d’autres à l’assaut du sommet. Au jusant de ces deux marées, nous bénéficions d’un calme relatif. Profitons-en vite car il ne va pas durer.

Démontage du camp et départ vers le Tacul

A tous petits pas, nous entamons la montée. La surface horizontale du col du Midi se redresse progressivement en un versant soutenu, élevé et plutôt monotone : il ne présente aucune rupture de pente, pas le moindre éperon, aucun franchissement de crête donnant accès à un autre versant… Pour couronner le tout, la trace attaque ce désert penché de manière triviale, à savoir tout droit, comme sur un escalier. Nous l’escaladons courbés sur la neige, le nez presque sur la pente et les bras en guise de pattes supplémentaires. De loin en loin, une crevasse géante barre la face et apporte un peu de distraction. La trace entame alors un cheminement tortueux pour rejoindre un passage praticable. La traversée se fait sur un bloc de glace coincé ou un pont de neige miraculeusement intact. Et puis à nouveau l’escalier, la répétitivité des gestes, l’ennui. Surtout ne pas tenter d’évaluer sans cesse la distance restant à parcourir, il y aurait de quoi sombrer dans le désespoir tant rien ne semble bouger autour de nous. Pour tromper l’ennui, il faut s’intérioriser, s’évader en pensée. C’est un exercice difficile pour les « homo modernicus » que nous sommes, habitués au zapping permanent, mais un exercice bienfaisant, qui permet à un certain calme intérieur de s’installer finalement. Les grandes angoisses de la vie ordinaire ne résistent pas à ce genre de traitement.

Après un long moment de progression silencieuse, je jette un regard en arrière. L’aiguille du Midi, qui nous dominait depuis ce matin, a nettement baissé. Sa pointe apparaît maintenant nettement au dessous de notre position. « Tiens, on doit approcher des 4000 mètres ! » Pour les alpinistes occidentaux, moi le premier, 4000 mètres constituent une altitude symbolique, une sorte de seuil vers l’univers de la vraie haute montagne. Chaque fois que je dépasse cette hauteur, une sorte de fierté imbécile m’envahit, doublée d’un léger mépris pour ceux à qui cela n’arrivera jamais. C’est parfaitement stupide, je le sais bien : aucun changement tangible ne survient à cette altitude, il ne s’agit que d’une limite psychologique, liée à notre système métrique. Pour preuve, en d’autres parties du monde cette limite n’existe pas, ou bien elle est localisée à des altitudes différentes. Cécile et Olivier semblent y être sensibles comme moi car suite à mon annonce ils roulent des yeux effarés en regardant autour d’eux avec étonnement, comme si le monde avait soudain changé. Pilo, lui, s’en fout complètement. Il rêvasse

De notre position dominante, nous pouvons suivre la progression des grimpeurs qui nous suivent. Ils ont lentement traversé le col du Midi. Lorsqu’ils ont entamé la montée du Tacul, si bas en dessous de nous, j’ai eu de la peine pour ces montagnards du dimanche partis bien trop tard. J’ai déchanté en voyant s’amenuiser rapidement notre avance. Maintenant qu’ils nous ont rattrapé, nous sommes au cœur de la foule. Des dizaines de parapentistes, reconnaissables à leurs sacs tout ronds, énormes mais relativement légers, nous doublent à grande vitesse, les mains dans les poches, en pleine conversation avec leurs copains. C’est tout juste s’ils s’aperçoivent de notre présence. Parfois, l’un d’entre eux lève un sourcil en nous jetant un regard dubitatif. Ils doivent se demander qui sont ces martiens avec des montagnes de choses inutiles sur le dos. Les quatre membres de notre cordée ont tous pratiqué le parapente à un moment ou à un autre, nous sommes donc en mesure de comprendre ce que ces gens vont rechercher là-haut. Nous les envions beaucoup, mais pour cette fois nous ne sommes pas dans le même trip…

15h30. La pente s’adoucit enfin et nous débouchons sur l’épaule du Tacul. De là, une longue et confortable arête monte jusqu’au sommet. Elle est noire de monde. Des parapentes sont étalés un peu partout, colorant la neige de taches bariolées. Harnachés et casqués, les bras écartés pour tenir leurs bouquets de suspentes, les pilotes tapent du pied dans la neige pour se réchauffer. Ils attendent un moment propice, car un vent glacial, irrégulier et puissant, s’est levé sur l’arête et interdit tout décollage. Les plus lucides replient déjà leur voile en pestant. Aucun ne décollera finalement ce jour-là.

Se croisant en tous sens, des cordées s’éloignent vers le Tacul ou le mont Blanc alors que d’autres en reviennent déjà. Plusieurs petits groupes font une pause casse-croûte à l’abri d’une corniche… Aujourd’hui, l’épaule du Tacul est surpeuplée. Le constat nous déprime un peu. Si nous étions en forme, la bonne démarche consisterait à prendre nos jambes à notre cou et à continuer aussi loin que possible en direction du mont Blanc pour retrouver un peu de calme. Mais nous sommes tous épuisés, bien incapables d’envisager quelque prolongation que ce soit, après le fantastique anti-record que nous venons de réaliser. Grimper cinq cents mètres de dénivelé en 9 heures de progression, ce n’est pas donné à tout le monde !

Après avoir erré quelques minutes parmi la foule, nous nous éloignons de quelques centaines de mètres vers le sud et passons de l’autre côté de l’arête. A l’abri de la corniche, le vent cesse comme par magie, les rayons du soleil nous chauffent la couenne et les humains disparaissent de notre champ de vision. La montagne est à nous.

Sous la corniche, la neige est épaisse et poudreuse. Malgré la fatigue, l’installation du camp ressemble à un jeu de plage. En nous relayant à la pelle, nous dégageons une plate forme à peu près horizontale, entourée d’un bourrelet de neige protecteur. La tente, porte tournée vers le paysage, y trouve juste sa place.

Chaque camp a son caractère, ses points forts et ses points faibles. Ceux des jours précédents ne nous ont pas déçu, mais celui-ci est d’une autre classe. A 4100 mètres mètres d’altitude, la vue est stupéfiante. Dans l’air ténu, le mont Maudit semble tout proche. Ses pentes escarpées, entrecoupées de crevasses et de bombements glaciaires, sont impressionnantes. A gauche du sommet, les Alpes suisse et italienne sortent le grand jeu, exposant leurs plus beaux massifs : Grand Paradis, Mont-Rose, Valais… Aurais je l’occasion de les visiter un jour ?

L’inventaire de ces merveilles ne suffit pas à nous retenir dehors. C’est un délice d’allonger nos corps fatigués dans la tiédeur orangée de notre abri. Comme chaque jour, nous sombrons immédiatement dans un sommeil doux et agité à la fois. Comme chaque jour nous nous réveillons deux heures plus tard avec un mal de tête et une légère nausée. Et comme chaque jour, le grand air et l’envie de découverte nous appellent dehors. La question de l’objectif ne se pose pas : le sommet du Tacul n’est qu’à quelques centaines de mètres.

Escaladant la corniche, nous débouchons sur l’arête. Un vent violent et glacial s’y déchaîne. Il s’avère un remède brutal et efficace pour nous remettre en forme car les nausées s’éloignent instantanément. Comme par miracle, la montagne s’est vidée de ses occupants. Nous sommes seuls à remonter cette arête facile. Quelques mètres sous le sommet, la pente se redresse soudain, et surplombe un précipice vertigineux impressionnant. Le vent qui souffle en rafales nous ballotte de droite et de gauche et menace de nous précipiter en bas. Quel imprévoyant je fais : trompé par l’impression de facilité je n’ai pas pensé à emporter de corde ! Qu’importe, nous terminons l’ascension à quatre pattes. Attention, le troupeau de bœufs arrive !

17 heures. A 4200 mètres, pour la première fois depuis le départ, nous avons la sensation de nous trouver sur un sommet d’une certaine ampleur. Très peu nous dépassent encore. Naïvement, Cécile demande :

– « Comment s’appelle ce dôme de neige, là-bas au fond ?

– Ça c’est le mont Blanc, ma grande !

– Quoi ? C’est pas vrai, c’est la première fois que je le vois de si près… Mais dis-donc, il est encore vachement loin ! »

Retour au camp. Le coucher de soleil nous offre un moment magnifique, nous sommes les rois du monde dans notre tente. Une mer de nuages s’est installée du côté italien, ne laissant dépasser que les plus grands sommets. Atmosphère rougeoyante et pure côté français. C’est le bonheur.

A quelques centaines de mètres, en contrebas du camp, le col Maudit, baigné par les derniers rayons d’un soleil tiède, semble calme et hospitalier. Est-ce vraiment le même endroit que celui de mon souvenir ? Est-ce vraiment ici que j’ai failli rester pour toujours ?

La tente, à peine visible

La météo de demain est sans équivoque : beau, encore beau. Un miracle ! Pourtant, je suis vaguement préoccupé. Les souvenirs des moments difficiles que j’ai vécus ici m’ont un peu plombé le moral en me rappelant qu’à cette altitude, le danger n’est jamais totalement absent. Au moindre imprévu, tout peut basculer très vite. Nous ne sommes pas très en forme. Comme la veille, le mal de l’altitude est tout proche. Dans notre état, passer la nuit si haut constitue un quitte ou double : on peut se réveiller acclimaté… ou malade !

Cinquième jour : le boss

Epaule du Tacul, 16 Septembre 2002, 5h30 du matin.

Le quitte ou double n’a pas joué en notre faveur : Cécile est malade. Pas à nécessiter une redescente d’urgence, mais bien atteinte tout de même. Nausées, gros mal de tête… Je ne connais que trop bien cet état et je souffre avec elle. Nous démontons le camp en silence, la mort dans l’âme. Le sommet s’éloigne. L’aventure va sans doute se terminer ici, et je me prépare déjà à la retraite vers l’aiguille du Midi. Lorsque les sacs sont prêts, un court conciliabule s’installe sur la neige. Alors, que fait-on ? L’air glacé du petit matin semble faire du bien à Cécile : en économisant ses mots, elle nous fait comprendre qu’elle peut partir vers le haut. Je suis admiratif : dans son état, avec la perspective de souffrir sans aucun répit, j’aurais souhaité redescendre. Mais je sais aussi que malgré sa volonté, il faudra rester attentif. Il n’est pas certain que nous arrivions au sommet.

Cécile

L’Aspirine c’est bien sur le moment, ça soulage, mais franchement, j’attendais mieux. Peut-être, en réalité, attendais-je un miracle. Eh bien le miracle ne s’est pas produit. Je suis encore plus mal que la veille. Si je m’écoutais, je ne sortirais pas du duvet. Cette fois-ci, non seulement j’ai l’impression d’être enflée de partout, mais en plus, je sens la pulsation du sang dans mes tempes, j’ai la tête qui tourne… Tout de même, à voir ce qui est derrière moi, et à l’idée que je pourrais encore en voir davantage si je monte plus haut, je n’ai pas très envie d’arrêter là. Le mal des montagnes, je ne connaissais pas. J’ai mal à la tête, le ventre barbouillé, les membres douloureux, les doigts gourds, tout en me refusant à admettre que ces symptômes sont ceux du mal des montagnes. L’an dernier, je n’en ai pas souffert du tout, alors il n’y a pas de raison. Ce doit être une fatigue passagère qui s’évanouira vite, au fil de la marche… Marc nous l’a promis : c’est aujourd’hui qu’on y va. Et, peut-être, pour moi, c’est aujourd’hui ou jamais. Alors, ce sera aujourd’hui.

La journée débute par une courte descente vers le Col Maudit, parfaite pour nous mettre en jambes doucement, avant d’attaquer la montée. Nous arrivons de l’arête du Tacul par une diagonale rarement parcourue, il n’y a pas de trace, et nous voilà empêtrés dans une neige profonde et malcommode. Ca commence bien ! Laborieusement, nous finissons par atteindre le col, et rejoignons la trace « officielle », bien damée par la fréquentation, sur laquelle sont déjà en train de s’éloigner les dernières cordées parties du refuge des Cosmiques quelques heures plus tôt. Malgré l’avance que nous a donné notre nuit au Tacul, nous nous permettons d’être les derniers !

Deux alternatives s’offrent à nous. A droite, le col Maudit se redresse progressivement en une pente de glace7 courte et raide, qui permet de contourner le mont Maudit par l’ouest, en rejoignant le col du Mont-Maudit, 4345 mètres. C’est l’itinéraire ordinaire, emprunté par la quasi totalité des cordées en route pour le mont Blanc. La chenille de cordées dont nous constituons le cul s’y dirige en tortillant. Vers la gauche, une pente de neige immaculée et profonde rejoint une belle arête de neige et de rocher qui monte tout droit au sommet, à 4465 mètres. Cet itinéraire est un peu plus technique et fatigant. Il est aussi beaucoup plus grandiose, et pour l’heure totalement désert. Au chaud et reposé dans mon bureau cévenol, c’est celui que j’avais choisi.

Haletant et reniflant dans l’air glacé du matin, j’observe encore une fois ce beau versant. C’est bizarre, à l’époque il m’avait semblé plus… engageant. C’est étrange comme les pentes s’aplatissent et les dénivelés fondent dans les souvenirs. Parce qu’aujourd’hui, je le trouve quand même très haut, ce sommet, et cette arête, très aérienne. Et puis, il y a… je ne sais pas, une atmosphère austère. Le soleil n’est pas encore levé, tout est gris-bleu glacé, et dès que l’on met un pied hors de la trace, on se retrouve à brasser une neige profonde…

Tout compte fait, m’engager là-dedans avec nos sacs trop lourds et notre petite forme, ça ne me dit plus tellement. Sans doute serait-il raisonnable de faire comme tout le monde, et de se rabattre sur l’itinéraire le plus facile. Mais comment prendre une telle décision sans perdre la face (nord) ? Heureusement, il y a Cécile. Mais oui, bien sûr : avec son état, il faut faire au plus simple et au moins fatigant !

Un jour, le Petit Prince atterrit sur une planète peuplée d’un unique Roi. Ce Roi un peu bête aimait par dessus tout que son autorité soit respectée. Mais comme il était très bon, il ne donnait que des ordres raisonnables.

« Si j’ordonnais, disait-il couramment, si j’ordonnais à un général de se changer en oiseau de mer, et si le général n’obéissait pas, ce ne serait pas la faute du général, ce serait ma faute ».

Pour être respecté dans son autorité, c’est simple : il suffit de donner des ordres raisonnables. Des directives qui correspondent au besoin profond du peuple. C’est ainsi que, grâce à Cécile, je vais pouvoir choisir la voie de droite. Ah, comme mes sujets vont m’aimer !

Emergeant de ces pensées pénétrantes, je constate que la chenille de cordées qui nous précédait nous a proprement largués sur place, et s’éloigne à vive allure vers le haut. Nous repartons laborieusement, peinant et ahanant, courbés sur la neige. Lorsque nous atteignons la pente de glace du col du Mont-Maudit, le soleil émerge de la crête. Voilà qui rend l’endroit plus souriant que sous les éclairs d’il y a quinze ans. Je l’approche cependant avec une petite appréhension : l’itinéraire des Trois Monts s’apparente à une longue marche facile, à l’exception de cette portion. Une crevasse tortueuse, la « rimaye », marque la séparation entre le glacier (en dessous) et la glace de pente (au-dessus). Certaines années, le passage est délicat. La pente se redresse à 45 degrés sur une centaine de mètres, ce qui nécessite l’emploi du piolet, et pour les moins à l’aise la pose d’une assurance. Rien de terrible, le guide Vallot n’y consacre pas trois lignes. A aborder tranquillement et sérieusement, cependant. Chacun son tour. Cela va prendre du temps.

Quelques cordées attendent leur tour au bord de la rimaye. Nous prenons la queue et commençons à patienter, assis sur nos sacs, observant la manière dont chacun s’accommode du passage. Des éclats de voix nous parviennent bientôt du haut. Un groupe de jeunes en treillis apparaît au sommet de la pente. Des militaires, de toute évidence. Étrangement indisciplinés, à vrai dire : ça crie, ça chante, ça blague à tout va. Le tout avec un accent si fort et si caractéristique que leur origine ne fait aucun doute : ce sont des Belges. (Quand même, les parlers locaux, quelle carte d’identité…) Nom de Dieu, l’armée belge serait dotée d’un régiment de chasseurs alpins, à présent ? Alors que leur pays culmine au signal de Botrange à 694 malheureux mètres d’altitude (pauvres gens) ? Mais que font-ils donc là ? Et qui plus est, comment se fait-il qu’ils semblent à l’aise comme des poissons dans l’eau ? Pour nous qui soufflons comme des phoques, c’est vexant, à la fin ! Et puis zut ! Quelle que soit leur histoire, elle ne fait pas notre affaire du tout : quand toutes ces cordées vont s’engager dans la pente de glace, ce petit coin de montagne va ressembler aux Champs-Elysées un samedi après-midi, il va falloir jouer des coudes pour avancer. En plus, si on ne se prend pas un militaire belge sur le coin de la figure on aura de la chance, une fois ! Enfin, c’est comme ça…

Les cordées qui nous précédaient sont parties, c’est à notre tour. Je m’engage dans la pente en tirant derrière moi mon fil d’Ariane. C’est un vrai champ de bataille. Comme les cordes d’assaillants à l’attaque d’un château-fort, des rappels fendent le ciel en sifflant et viennent claquer près de nous. Des jeunes y descendent par grappes, en petits sauts plus ou moins gracieux. D’autres procèdent sans rappel, par cordées volantes de deux ou trois personnes. Moyennement rassurés, ils frappent la glace comme des forcenés avec leurs crampons pour assurer leurs prises. Des gerbes de glaçons volent autour d’eux et rebondissent dans la pente jusqu’à nous. Chacun y va de son style, c’est un sacré bordel, mais l’ambiance est sympathique et l’esprit est à l’entraide. Voilà qui me surprend un peu de la part de militaires. Même les gradés sont avenants, ils s’adressent à leurs hommes comme s’il s’agissait d’êtres humains, c’est dire !

Continuant à monter au milieu de cette agitation, j’approche d’un petit rocher qui émerge à mi-hauteur de la pente de glace. « Tiens tiens, je te reconnais, toi ! » me dis-je silencieusement, rattrapé par le souvenir. C’est l’endroit idéal pour poser un relais et faire monter les autres. Mais il y a un problème : un militaire y est déjà installé. Qui plus est, il s’agit d’un gradé, manifestement le grand chef de tout ce bazar, ce qui m’impressionne un peu. Je suis planté sur mes crampons comme un benêt indécis depuis un moment lorsque l’homme remarque ma présence.

« Viens, viens donc, on va s’arranger ! »

La dernière fois qu’un militaire m’a adressé la parole, c’était aux « trois jours », il y a un sacré paquet d’années. J’en garde un souvenir peu flatteur pour lui et pour l’armée française. Et voilà que celui-là me tutoie, non pas avec l’arrogance que l’on emploie pour interpeller une sous-merde, mais en toute simplicité, comme si nous étions égaux en droits et en devoirs. J’approche en crabe, et comme deux vieux camarades de cordée, nous réaménageons ensemble le relais, mettant en commun nos sangles et nos mousquetons, pour optimiser la place et la sécurité. Bientôt, nous pouvons chacun poser un quart de fesse sur un coin de rocher et nous préoccuper de nos compagnons de cordées respectifs. Lui assure leur descente, moi la montée.

Poussant et tirant des cordes au travers des descendeurs, surveillant la progression de nos ouailles, nous entamons la conversation d’usage. D’où tu viens, où tu vas, tout ça… Pour terminer en beauté trois semaines de stage d’alpinisme dans le Massif, ils se sont payé le Boss… à leur manière : partis hier soir de l’aiguille du Midi, ils ont marché toute la nuit, « à la lueur de la lune », et atteint le sommet au petit matin… J’envie ces jeunes d’avoir à leur tête un gradé poète qui leur fait vivre de belles aventures. « Hé chef, heureusement qu’il faisait nuit quand on a grimpé ça, au moins on n’a pas trop flippé ! » Mon gradé poète répond d’un signe de la main amical à son interlocuteur.

Notre conversation reprend, et nous amène, suite à je ne sais quelles circonvolutions, droit vers un sujet que pour rien au monde je n’aurais souhaité aborder ici et maintenant avec cet homme : celui de mon statut militaire personnel. Quand, dans mes petits souliers, je lui avoue à mi-voix que je suis objecteur de conscience, ça le fait franchement rigoler. Pas de ce rire moqueur auquel je m’attends : on dirait presque que l’idée le rend heureux. En fait, je crois bien qu’il s’en fout. Comme moi, il semble tout simplement apprécier notre conversation, plantés le cul sur un caillou perché dans le ciel. Je m’en rappellerai toujours

Cécile

C’est marrant, d’en bas, on dirait que Marc a l’air de bien s’amuser, là-haut. Olivier est presque arrivé, Pilo y serait sans doute déjà s’il n’avait pas décidé de m’aider dans cette pente qui me paraît presque verticale. Depuis hier, sans que nous l’ayons vraiment décidé, je suis couvée par mes compagnons de cordée, jamais en tête, jamais en queue, toujours bien à l’abri au milieu. Cela n’enlève rien à la difficulté de l’affaire.
Je crois bien que sans Pilo je n’aurais pas pu franchir la rimaye avec mon sac. C’est la première fois que je ne dis rien à un garçon qui me met la main aux fesses sans mon autorisation. Une fois la rimaye franchie, il suffit de grimper. Rien de trop compliqué, mais avec cette troupe de militaires en goguette sur la pente, on ne sait plus où aller. J’ai peur de m’en prendre un sur la tête. Il s’amusent, eux, ils descendent, ça a l’air d’être l’éclate totale.
Tellement l’éclate qu’ils ne regardent absolument pas ce qu’ils font, ces p’tits gars. L’un d’eux, trop heureux de virevolter à son aise sur la paroi, fait des zigs et des zags, tant et si bien qu’il finit par nous coincer sous sa corde.
Pour la première fois, j’ai peur. Peur que mon sac, accroché sous sa corde, m’entraîne dans la pente, et les autres avec moi. Tétanisée, je n’ose plus bouger. Là-haut, ça discute. Derrière, Pilo gueule sur l’indélicat qui nous met dans le pétrin. La beuglante fait son petit effet, l’individu repart aussi sec, nous voilà libérés.
L’incident n’a duré que quelques secondes. Quelques secondes d’une peur sans doute irraisonnée et vite oubliée. Mais ici dans ce paysage à la fois hostile et majestueux, l’erreur n’est pas permise. Si seulement nous étions seuls !

***

Olivier, Pilo et Cécile nous rejoignent au relais, il y a maintenant surpopulation. Les derniers militaires ont franchi la rimaye, au bas de la pente de glace, et commencent la descente vers le col Maudit, tandis que nous repartons vers le haut, pour émerger enfin au col du Mont-Maudit. « Eh ben, ça s’est super bien passé, finalement », commente simplement Pilo. Il a l’air tout heureux de l’expérience.

A partir du col, en quelques mètres la vue s’ouvre en grand vers le sud-est. Le sommet du mont Blanc est encore caché par les contreforts du mont Maudit, mais l’arête des Bosses semble maintenant toute proche. A perte de vue, la montagne est vide et silencieuse. Il y a longtemps que les cordées les plus lentes sont arrivées au sommet et ont entamé la redescente de l’autre côté. Nous voilà seuls. A petits pas, nous commençons à nous diriger vers le col de la Brenva.

Il y a à peine un kilomètre à parcourir, mais peut-être est-ce le kilomètre le plus grandiose que je connaisse en montagne. Nous sommes à 4300 mètres d’altitude, bien au dessus de l’immense majorité des sommets des Alpes. L’itinéraire, quasiment horizontal, est facile et laisse au marcheur toute latitude pour porter son attention sur le paysage. La trace circule tout d’abord sur le versant français du mont Maudit, puis elle rejoint l’arête-frontière. Les grands massifs suisses et italiens apparaissent alors les uns après les autres, et la vue porte à des centaines de kilomètres de distance. Très haut au-dessus de nous, alors que nous sommes déjà si haut, apparaît enfin le Boss. Monolithique, épais, et aérien à la fois. Après tout ce chemin, il reste tant d’efforts à fournir ?

L’arête sur laquelle nous progressons est asymétrique : le versant français est constitué d’une pente de neige tranquille qui descend vers le Grand Plateau. Le versant italien est vertical. Une corniche de neige s’y est installée. Elle est à l’échelle du lieu : colossale. Aux endroits les plus impressionnants, le surplomb doit dépasser cinquante mètres de haut et dix mètres de débord. Je n’en ai jamais vu de si grande. La trace ne s’en approche pas.

« Hé, vous avez vu ça ? clame Olivier enthousiaste. Attendez, je vais faire une photo. Marc, tu peux t’approcher ? « 

Un souvenir me submerge, je reste muet.

– Marc, tu m’entends ? On s’approche un peu ?

–  Euuuh, non Olivier, on ne va pas faire de photo au bord de la corniche.

– Allez !

Nous continuons notre marche vers le sommet en passant très au large de l’abîme géante. Autour de nous, tout est démesuré.

C’est un kilomètre de légende, un kilomètre de titans, qui marque pour la vie. Chaque fois ma mémoire en minimise les sensations, les dimensions. Chaque fois que j’y repasse, je suis sonné.

***

Au creux du col de la Brenva se dresse une construction étrange et inattendue, constituée de trois murs monolithiques érigés en gros blocs de neige rectangulaires, tous de la même dimension. Le plan d’ensemble est tiré au cordeau. Pour bâtir ce truc, toute une équipe a sans doute travaillé sous la direction d’un architecte en chef, avec méthode et organisation.

Il y a de quoi loger au moins 15 personnes, mais la demeure ne respire pas le confort : elle n’a pas de toit et reste totalement ouverte à l’est. Malgré son aspect impressionnant, ce n’est qu’une vague protection contre les vents dominants. Passer la nuit entre ces murs doit être lugubre. Il émane du lieu une ambiance lovecraftienne : on dirait une ruine antédiluvienne, perdue au cœur d’un désert de glace maudit. Mais ce ne sont pas les Grands Anciens qui l’ont construite : des papiers d’emballage couverts de caractères cyrilliques jonchent le sol. Les Ukrainiens de la Mer de Glace ont dû passer par là. Olivier ramasse les détritus en râlant et les fourre dans son sac en déclarant haut et fort à qui veut l’entendre que « Ces Russkoff sont des vrais porcs ! ». Plus mesuré, je songe en silence que nous avons encore une culture planétaire à construire tous ensemble. Ce n’est pas gagné.

Cécile

L’air de rien (du moins, c’est ce que je crois), j’observe Olivier remplir ses poches des détritus qui jonchent les pourtours de « l’igloo » du col de la Brenva. Je fais même mine d’en ramasser un. Plus longtemps on s’arrête, mieux ça me va. Le moindre effort est une
souffrance. Marcher, marcher, encore marcher. J’aime ça, pourtant. Si je le pouvais, je ne ferais que ça. Mais pas ici, pas aujourd’hui. Et pourtant, si. Ici et aujourd’hui. C’est le paysage le plus grandiose que j’aie jamais vu. La Brenva m’a éblouie. Jamais je n’aurais pensé voir ça, en vrai. Mais alors, qu’est-ce que je peine ! Je peine, je peine, je peine. Même parler est un effort. Et puis, pour dire quoi ?
Faire semblant ? Répéter que « oui, ça va aller » ? Inutile. Il y a eu tant de mont Blanc ratés pour cause de mauvais temps ! Celui-ci ne le sera pas par ma faute. Avec ce grand soleil, l’occasion est si belle. La Brenva est magnifique, et moi, je suis patraque comme jamais je ne l’ai été.
J’oscille entre dégoût et émerveillement. Je ne sais plus trop quoi penser. Je n’en ai pas la force. Je me laisse porter, c’est tout. Du moment qu’on ne me demande pas de prendre la décision pour tout le monde, ça me va.

Il est 15 heures, un petit vent glacé traverse le col et nous transperce la moelle. Il faut se décider : on s’installe pour la nuit ou on continue ? La question n’est pas anodine car le col de la Brenva constitue le dernier endroit où il est facile de planter le camp. Au-delà, il n’y a plus qu’une longue pente qui monte jusqu’au sommet.

Assise sur un bloc de glace ukrainien, Cécile reste muette. Elle est mal en point. Elle n’a pas dit un mot depuis des heures, suivant le groupe en silence et en souffrance, sans se plaindre, sans demander grâce, et maintenant encore elle remet son sort entre nos mains. Je suis impressionné. Rester sur place semble une mauvaise idée : une seconde nuit en altitude risque de faire empirer le malaise de Cécile… et de nous atteindre nous aussi. Ce qui lui ferait du bien, je le sais bien : ce serait de perdre très vite de l’altitude. Redescendre. Renoncer, en d’autres termes. Oui mais… si on monte, une fois au sommet il sera facile et rapide de redescendre de l’autre côté, jusqu’à 3800 mètres et plus bas encore. Un mauvais moment à passer.

Cécile ne dit toujours rien. Nous prenons la route du sommet.

Pour caractériser les dernières centaines de mètres menant au sommet depuis le col de la Brenva, le guide Vallot ne fait pas dans la fioriture. J’aurais aimé y trouver une description lyrique des paysages immenses, un avertissement sur les risques de la haute altitude, un rappel des aventures historiques qu’ont vécue ici les premiers ascensionnistes… Mais non, rien. Les éminents membres de l’institution vénérable qui a rédigé ce bouquin sont restés ultra-professionnels, et c’est d’un unique mot qu’ils ont réglé son compte à cette côte mythique : l’itinéraire est  « long », paraît-il. Long. Comment 500 mètres pourraient-ils être « longs », ou « courts » ? 500 mètres, c’est 500 mètres, pas un de plus, pas un moins. C’est précisément le dénivelé qu’il faut avaler pour atteindre le rebord du Causse Méjean depuis la vallée du Tarnon, à côté de chez moi. De ma fenêtre je peux compter les lacets du sentier qui balafrent le versant d’en face, comme le sigle d’un Zorro bègue. C’est une balade que l’on fait régulièrement, avec Sophie, un quasi-pèlerinage qui me permet de patienter lorsque les aléas de la vie m’éloignent de la haute-montagne pour trop longtemps. Autant dire que 500 mètres de dénivelé, ça me connaît, et ce n’est pas « long ».

Quoique, à bien y réfléchir, tout en mettant un pied devant l’autre, ces 500 mètres là sont tout de même un peu spéciaux. D’abord, ce sont les derniers. Ils arrivent à la suite de bien des efforts. Et puis ils sont haut perchés. Peut-être suis-je un peu prétentieux en affirmant que mon sentier du Causse Méjean, qui s’échelonne de 550 à 1050 mètres d’altitude, les vaut en terme d’effort à fournir. A 4800 mètres d’altitude la pression de l’air n’est plus que la moitié de ce qu’elle est au niveau de la mer. Nos pauvres corps ne disposent plus ici que d’une fraction de leur puissance habituelle.

Pour couronner le tout, ces 500 mètres sont d’une monotonie rare. La trace qui se déroule devant nous se contente de serpenter sur un immense versant neigeux sans surprise : aucune rupture de pente ne vient rompre le rythme monotone de la marche, aucun franchissement d’arête ou basculement de combe ne diversifie les perspectives paysagères. Rien pour attirer l’attention ni distraire les pensées. Résultat : on ne se voit pas avancer !

Le rythme de notre marche est incroyablement lent. Toutes les 3 ou 4 secondes, nous faisons un pas minuscule : une vingtaine de centimètres au maximum ! Vingt centimètres en quatre secondes, ça fait un mètre en vingt secondes. Trois mètres par minute. Et il ne s’agit pas de mètres de dénivelé, mais de mètres linéaires. Combien de temps va-t-il falloir pour atteindre ce p… de sommet ? Je tente des calculs compliqués, mon cerveau brumeux s’embrouille, je recommence plusieurs fois… puis j’abandonne.

Un petit vent glacé s’est levé. Chaque virage change notre situation du tout au tout. Lorsque nous montons vers la droite, nos visages sont directement exposés à la bise. En quelques secondes les lèvres bleuissent, les yeux se mettent à pleurer, les joues se rigidifient et les lobes des oreilles s’embrasent. Notre moral s’effondre. Au virage suivant le vent nous passe dans le dos. Nos visages, à l’abri pour quelques minutes, fourmillent intensément tandis que le sang épaissi par le froid s’y fraie péniblement un chemin pour les irriguer de nouveau.
Pour une raison inexplicable, ce jour-là le sommet a régulièrement reculé, presque à la même vitesse que notre progression, rendant cette dernière étape pénible… Le mot exact serait… long. Oui, c’est cela. Ces 500 mètres ont été terriblement longs. C’est bizarre, non, que 500 mètres puissent être si longs ?

Cécile

L’éternité, c’est très très long, et pas seulement vers la fin ! (d’après Woody Allen)
Quel boulet ! Quel boulet je suis ! Je ralentis tout le monde.
À cause de moi on ne va jamais y arriver. J’ai beau me répéter : je suis allée plus haut que ça, je suis allée plus haut ! Y’a pas de raison que je n’y arrive pas aujourd’hui !
J’y suis allée, à 5000 mètres d’altitude, plus haut que toute l’Europe, au refuge Eduardo Whymper, sur les flancs du volcan Chimborazo en Equateur. J’ai même une photo qui le
prouve : moi, à côté de la plaque où est inscrit le nom du refuge et l’altitude. Mais il faut dire que ce refuge-là, il s’atteint en baskets et qu’à l’époque, j’étais déjà depuis plusieurs mois dans les Andes, bien acclimatée. Ah, je rigolais bien des touristes fraîchement arrivés qui soufflaient comme des ânes !
Je suis allée plus haut.
Plus haut que le mont Blanc.
Donc, il n’y a pas de raison que je n’y arrive pas.
Il n’y a pas de raison. Je vais y arriver.
Le tout, c’est de mettre un pied après l’autre, devant.
500 mètres de dénivelé, ça n’est tout de même pas la fin du monde ! On en a déjà grimpé plus de 2000 pour arriver ici. Je ne sais pas pourquoi, je me traîne ! Plus de souffle, plus d’énergie, les jambes plombées, les poumons obstrués, la tempête dans mon crane.
Bon Dieu ce que c’est long. Et difficile.
Penser à autre chose.
Brrrr, le vent de face. Qu’est-ce qu’il fait froid ! Il faudrait que j’aille plus vite, pour me réchauffer.
On se gèle !
J’y arrive pas. À aller plus vite.
Pourquoi j’y arrive pas, à aller plus vite ?
J’ai trop froid.
C’est trop lourd, sur mon dos.
C’est long, c’est long, ça ne finira jamais.
On n’a pas avancé, c’est pas possible !
On dirait qu’on fait du surplace.
Allez.
Les doigts dans le nez.
Pas possible.
Plus de jambes.
Mal à la tête
Un pas toutes les cinq secondes.
On va y passer la journée.
La nuit, peut-être.
Non mais quel boulet je fais !
Ils n’ont qu’à me laisser là, ils iront bien plus vite sans moi.
Quel boulet !

Imperceptiblement, la pente s’adoucit. Au dessus de nous, un nouvel horizon se dessine et descend à notre rencontre. Peu avant 16 heures, le soleil surgit au raz de la neige. Il nous éblouit cruellement mais nous sommes immensément heureux de le retrouver. Nos couennes glacées se réchauffent instantanément. Nos foulées minuscules s’allongent, il est maintenant presque facile de mettre un pied devant l’autre. Bientôt, le sol ne monte plus, dans aucune direction.

Nous y sommes !

Le sommet est silencieux, totalement désert. Bien sûr : il n’est pas du tout l’heure d’être au sommet du mont Blanc. Tous les ascensionnistes du jour sont depuis longtemps repartis vers la civilisation. C’est la première fois que cela m’arrive. Par ce temps magnifique, c’est un très, très beau cadeau, je le savoure en connaissance de cause en avalant doucement la corde qui me relie à mes compagnons.

Cécile

On y est ?
Vraiment ?
C’est pas des blagues ?
L’éternité  a une fin ?
Un sourire pour la photo ? Chiche !
Vrai, je suis tellement heureuse d’être ici.
J’y suis arrivée.
Je savais  bien, que je le pouvais.
4810 mètres.
Eh ! J’avais déjà fait les 5000.
Alors.
J’y suis arrivée.
Il est 16h.
À nos pieds se déploie le monde.

Olivier s’immobilise à mes côtés et plante son piolet dans la neige en soufflant bruyamment. Effort ? Emotion ? De nous tous il est sans doute celui qui a le plus espéré cet instant, après les nombreuses tentatives ratées de ces dernières années. Un petit sourire discret mais triomphant s’affiche sur son visage.

« Eh ben ça y est, on l’a eu, ce mont Blanc ! »

Le pas incertain, le regard dans le vague, Cécile émerge à son tour de la pente. Depuis le col du Maudit elle a réussi à maintenir un niveau d’attention juste suffisant pour mettre un pied devant l’autre, mais tout à sa souffrance elle ne peut apprécier ce moment à sa juste valeur. Elle s’immobilise en silence à côté de nous, yeux baissés vers le sol. Il y a vingt ans j’étais ici dans cet état exact. Je souffre avec elle.
De son pas tranquille, Pilo cloture les arrivées. D’un clin d’œil léger, apparemment pas troublé le moins du monde, il nous lance :

« On a eu froid, hein ? »

On dirait qu’il ne se rend pas compte de l’endroit où il se trouve. Ou peut-être est-ce l’inverse : nous qui pensons vivre des événements exceptionnels, avec son petit air rêveur il sait toujours nous ramener à notre juste place.

Les gens qui atteignent pour la première fois le sommet du mont Blanc sont souvent surpris par la configuration des lieux. Jusqu’aux derniers mètres, le profil acéré de l’arête des Bosses semble annoncer un sommet exigu, en forme d’aiguille ou de lame de couteau, alors qu’il s’élargit en un espace vaste et confortable, une belle plateforme suspendue au dessus du monde.

Comment raconter un paysage ? Comment exprimer ce que l’on ressent sur un sommet ?

« De là-haut, la vue s’étend à 360 degrés ! », dit-on souvent pour faire ressentir l’ampleur d’un panorama. Cette affirmation correspond très rarement à la réalité : il y a toujours à proximité un sommet d’une altitude équivalente ou supérieure pour vous masquer une partie du paysage. Ici, au sommet du mont Blanc, la vue s’étend VRAIMENT à 360 degrés. Au nord, le mont Maudit, avec ses 4400 mètres, est trop bas pour masquer les autres sommets principaux du Massif : Aiguille Verte, dent du Géant, Grandes Jorasses… Vers le sud et l’ouest l’aiguille de Bionnassay et les dômes de Miage, avec leur 4000 et 3600 petits mètres, font déjà partie d’une  strate inférieure de la planète. Quant aux innombrables autres sommets visibles d’ici, il sont si loin ou si bas qu’ils semblent pour ainsi dire proches du niveau de la mer ! Nous avons beau faire à petits pas le tour de notre domaine perché, dans toutes les directions la vue porte à l’infini.

Les dômes de Miage

Je m’attarde à tout hasard vers le sud-ouest. L’atmosphère est tellement transparente, serait-il possible d’apercevoir certains sommets du massif Central proches de là où je vis ? Piétinant la neige en pure perte, je n’arrive même pas à repérer la direction générale du massif Central. Je finis par me décourager, et continue mon tour d’horizon.

Vers l’est, une longue arête presque horizontale se détache du sommet et descend en pente douce vers un sommet peu marqué : le mont Blanc de Courmayeur. Ce n’est qu’une antécime du Boss, mais ses 4700 mètres en font tout de même le second sommet de ce massif . Il domine les vertigineuses faces du versant italien. De ces abîmes terrifiantes monte un écho porteur de noms mythiques : Peuterey, Brouillard, Innominata… Les plus grands alpinistes d’hier et d’aujourd’hui y ont vécu les aventures horribles ou formidables qui les ont rendus célèbres. Ce versant, c’est pour moi la face cachée du Boss, celle que je ne parcourrai jamais : la difficulté des itinéraires qui la parcourent me les rend inaccessibles.

Depuis des années je nourris en secret un projet, un rêve peut-être. J’imagine qu’un jour je planterai ma tente là-bas, sur l’arête neigeuse du mont Blanc de Courmayeur. J’y resterai trois nuits. Pas une de plus, pas une de moins. Chaque jour, je passerai de longues heures à flâner autour de la tente en contemplant d’en haut les géants alpins… Quand il ferait trop froid, je somnolerais dans mon duvet en savourant quelques pages de « L’usage du monde » de Nicolas Bouvier et en sirotant un petit verre de bon vin. Parfois, je prendrais le chemin du mont Blanc avec pour seul bagage un thermos de thé brûlant sous le bras, et j’irais réconforter au sommet un petit jeune de 19 ans insuffisamment acclimaté.

J’aimerais bien vivre cette aventure avec Sophie, mais je crains qu’elle ne soit pas intéressée. Le mont Blanc de Courmayeur manque cruellement d’herbe verte et d’un ruisseau pour s’y tremper les pieds au lever du soleil.

La météo, magnifique, va rester belle plusieurs jours, nos sacs sont encore chargés de vivres, nous portons sur notre dos un camp complet, bien équipé. Debout sur l’objet de mon désir, les yeux tournés vers l’est, je prends soudain conscience que toutes les conditions sont réunies. Si ce rêve doit devenir réalité un jour, c’est aujourd’hui, MAINTENANT.

Hélas… Le temps nous manque. Plusieurs d’entre nous ont des impératifs, là-bas, dans la vraie vie. Et puis il y a Cécile, qui souffre le martyre en silence. Pour elle, il n’y aura plus de plaisir de vivre avant d’avoir perdu quelques centaines de mètres d’altitude. En évaluant ces paramètres dans le secret de mes pensées, je comprends qu’une telle occasion ne se représentera sans doute jamais… Le rêve restera rêve.

« Une petite clope pour la route ? »

Olivier profite du sommet à sa manière. Une odeur de fumée, incongrue, effleure nos narines puis se disperse dans l’air ténu.
Entamer une descente m’est toujours douloureux. Etre sur un sommet représente une sorte d’aboutissement, un état idéal que je voudrais prolonger toujours, comme s’il en allait de mon bonheur de vivre.

Aujourd’hui, sur ce sommet particulier, le sentiment est plus fort qu’ailleurs et de sombres pensées tournent dans mon esprit. Pourquoi retourner vers la civilisation ? Et si la vie n’avait de sens qu’ici ? Y reviendrais-je un jour ? Retrouverais-je ces sensations ? Lorsque, finalement, je me mets en marche à regret, je ressens chaque pas comme une retraite qui m’éloigne de moi-même. Alors je me répète, une fois encore, que je viens de vivre un moment rare. Je n’ai pas toujours eu cette chance…

Cécile

Même pas le temps de profiter un peu du paysage. Se remplir les yeux, vite, vite, vite. Je
ne reverrai pas ça de si tôt. Peut-être même jamais. C’est plus beau et plus fort que je ne l’imaginais.
Tout cet horizon.
Mon Dieu, la terre est si loin, en bas !
Trop de choses à voir…
Je voudrais tout savoir. Le nom de chaque sommet, de chaque vallée.
Là-bas, c’est l’Italie ?
Si haut ! Nous sommes si haut !
Et si seuls !
Ça c’est le luxe. Le seul véritable luxe.
Profiter d’un lieu presque inaccessible, uniquement avec des gens qu’on aime.
Seuls au monde au sommet.
Voilà, c’est pour ça que je suis venue.
C’est pour ça que j’en ai bavé.
Je ne regrette pas.
Alors, redescendre, déjà…
On pourrait en profiter un peu, non ?
Ça n’est pas parce que je n’arrive plus à ouvrir la bouche que je n’en ai pas envie.
La preuve, j’ai bien fait le sourire, pour la photo. Enfin, presque.
Comment Olivier arrive-t-il à sortir ses mains de ses gants pour allumer une clope… ça me dépasse. Il fait trop froid, je ne pourrais pas, moi. Me geler les mains juste pour ça.
Et dire que s’il n’y avait pas eu Olivier et ses addictions, on serait resté moins longtemps encore.
C’est si rare, à ce qu’il paraît.
Si rare.
En profiter, au maximum.
Se remplir les mirettes.
Regarder, regarder, regarder.
Sentir le vent froid et glacé.
Se laisser brûler par le soleil.
Si proche, le soleil.
Bon, d’accord, j’ai mal à la tête, mal au ventre, envie de vomir, mais ça n’est pas une raison. Et puis, je peux à peine marcher.
On pourrait pas planter la tente ici ?

A petits pas, notre cordée s’ébranle doucement vers l’ouest. En s’étrécissant, le plateau sommital donne naissance à une arête esthétique, aérienne et sinueuse, qui plonge vers le bas : la célèbre arête des Bosses.

Comme le veut la pratique académique, nous avons inversé notre ordre de progression, je suis maintenant le dernier, le plus élevé. De ma position dominante je peux à la fois surveiller la cordée, vérifier que tout va bien pour tout le monde, et me remplir les yeux du paysage fabuleux qui s’étale à nos pieds. Malgré la pente assez forte par endroits, la descente est facile : une trace parfaitement damée par les foules des derniers jours dessine un itinéraire régulier, qui ne nécessite aucune initiative et ne cache aucun piège. Nous la suivons à petits pas assurés, comme si nous étions en promenade sur un sentier de bord de mer.

L’arête déroule son fil ondoyant, nous descendons en planant doucement vers le monde des hommes. C’est un moment délicieux, tout entier empli de sensations positives : nous sommes fiers d’être là, seuls au monde, dans ce site exceptionnel. Tout est si facile…

A 500 mètres du sommet, l’arête, orientée à l’est, marque un léger virage à droite, à partir duquel elle se dirige vers nord-ouest. L’endroit est nommé « La Tournette ». Je m’interroge sur l’origine de ce nom. Evoque-t-il le changement de cap de l’arête ? Avec ses consonances de France rurale et de vacances à la campagne, il m’inspire une description d’itinéraire qui pourrait trouver sa place dans une très ancienne édition du guide Vallot : « Depuis le col du Dôme, suivre l’arête qui monte en direction du sud-est. Après une petite tournette à gauche, rejoindre le sommet. Vue très pittoresque sur les grands gouffres du massif Alpin, mérite le détour. Pique-nique à l’ombre recommandé. Prévoir un cache-nez. »

Le nom bucolique de l’endroit pourrait presque faire oublier les événements tragiques qui s’y sont déroulés. C’est très exactement ici, à 16 ans d’intervalle, que le Malabar Princess et le Kandchenjunga ont percuté le flanc de la montagne et ont été pulvérisés. Les débris, éparpillés sur les deux versants, ont entamé un long voyage vers le bas, au rythme de la lente avancée des glaciers. Quelques passagers sans tête, encore sanglés dans leurs fauteuils, ont atterri juste sur l’arête et y ont surveillé pendant des mois la progression d’ascensionnistes plutôt mal à l’aise.

Cinquante ans plus tard, d’innombrables débris métalliques et humains sont paraît-il encore accrochés aux rochers de la Tournette, quelques mètres sous la voie normale. La plupart des prétendants au sommet, déjà au bord de la nausée par manque d’acclimatation, préfèreront sans doute ne pas en savoir plus. Aujourd’hui, le soleil et la neige immaculée donnent à l’endroit un aspect plutôt riant. C’est ici, je me rappelle, que j’avais fait une drôle de rencontre, quelques années plus tôt.

Nous passons au large du refuge Vallot. Drôle de bonhomme, ce cube plaqué de métal qui évoque une boîte de conserve ! Planté au pied de l’arête des Bosses, il trône sur son rocher de manière si ostensible qu’il fait totalement partie du paysage. C’est un élément de décor mais aussi de patrimoine : il a été témoin de bien des aventures hors du commun, parfois catastrophiques. Son voisin proche, l’observatoire, mieux intégré au paysage, est plus discret. De nombreux alpinistes remarquent à peine sa présence. Lui aussi en a pourtant vécu des histoires fabuleuses !

Depuis quelques années, le refuge Vallot est officiellement fermé, réservé aux situations d’urgence… ce qui ne l’empêche pas de recevoir des visites régulières, je suis bien placé pour le savoir.

L’air pur de la montagne, Refuge Vallot, 1983

Submergé de fatigue, assailli par les premières nausées du mal de l’altitude, je demande à Pascal de faire une pause au refuge tout proche. Quelques marches visqueuses et traîtres mènent à une porte béante, au travers de mon malaise elle me semble immense et inhospitalière, comme l’antre d’un monstre des temps anciens. Alors que nous pénétrons la pénombre glaciale, une horrible puanteur assaille mes naseaux sifflants. Vomi, urine, nourriture abandonnée et mal décomposée… Il fait un froid stupéfiant, surnaturel, bien plus agressif que dehors. Nos yeux s’habituent progressivement à l’obscurité. De l’ombre émergent peu à peu les parois d’une grande pièce presque vide. Des ordures jonchent le sol en vrac, mélangées à des sacs-poubelle abandonnés. Quelques bas-flancs sont couverts de rectangles de mousse moisies et cariés. S’allonger, coûte que coûte… Malgré le froid, malgré l’odeur, mes muscles se détendent enfin. Je sombre dans un sommeil comateux, agité.

***

Sous le refuge, une pente courte et raide nous mène en quelques minutes au col du Dôme. Son immense selle neigeuse fait penser aux autres grands cols du massif : la Brenva, le Maudit, le Midi… Momentanément, l’horizontale reprend le pas sur la verticale. Les pics lointains disparaissent, masqués par un nouvel horizon réduit à une simple ligne blanche.

Le col est toujours le siège d’une activité importante, et pour cause : trois itinéraires de première importance convergent ici : la voie des premiers ascensionnistes, par le refuge des Grands Mulets, dont la trace émerge à notre droite, la voie normale française de l’aiguille du Goûter, par laquelle nous allons continuer notre descente, et la voie normale italienne, qui monte du refuge Gonella par le piton des Italiens. Je suis venu tant de fois ici, par l’un ou l’autre de ces itinéraires ! Souvent je n’ai fait que passer, parfois le col constitua l’ultime altitude que je pus réussir à atteindre. Comme cette fois mémorable, avec Sophie, qui avait failli mal tourner.

A partir du col, pendant un kilomètres, le terrain remonte tout doucement vers le dôme du Goûter. J’ai toujours détesté cet endroit : la petite cinquantaine de mètres à gravir ne représente pas un bien grand effort, mais une fois la descente entamée il est éprouvant de changer d’énergie.

« Ca va, Cécile ? »

Je ne me rappelle que trop bien ma souffrance ici lors de la misérable retraite de ma première ascension. Cette petite côte avait constitué pour moi un obstacle presque insurmontable sur le chemin de la libération.

« Mmmh »

Non, ça ne va toujours pas, manifestement. Je fais celui qui sait :

« Tu verras, une fois passé le Dôme, dès qu’on va recommencer à descendre ça ira mieux !

– Mmmmh »

Mes paroles ne lui apportent évidemment aucun réconfort. Je compatis de manière plus efficace en la fermant et nous continuons notre marche en silence, chacun gérant son énergie comme il peut.

Le dôme du Goûter n’est pas à proprement parler un sommet. Cet énorme mamelon qui culmine à 4300 mètres est si pesant, si mollement arrondi, qu’il est impossible d’en localiser précisément le point culminant. Par manque de points de repère, y marcher s’apparente à une errance sans cap : l’horizon trop lointain semble ne jamais se rapprocher, générant cette sensation de surplace caractéristique des espaces trop vastes. Par mauvais temps on s’y perd très facilement, et l’endroit devient dangereux.

En pensée, je m’élève au dessus de la neige et nous regarde avancer de loin. En abordant la montée, nous avons adopté un pas lent, immuable. Notre cordée fait penser à une caravane bédouine traversant un Sahara au sable blanc, aveuglant. Prenant encore de la hauteur, j’entame un panoramique, comme un hélicoptère de reportage. Nous ne sommes bientôt plus que quatre points noirs perdus dans l’immensité tandis que des sommets lointains défilent en tournoyant autour de nous.

Isolés dans notre marche méditative, intériorisée, c’est presque sans nous en apercevoir que nous atteignons finalement les premières pentes de la descente vers l’aiguille du Goûter. Le paysage s’élargit à nouveau. De l’horizon, au sud et à l’ouest, réémergent progressivement les sommets des alentours. L’aiguille de Bionnassay pointe la première au dessus de l’horizon. Bon sang, qu’elle est effilée, cette arête, ça je peux en témoigner ! Depuis le rebord du dôme du Goûter, ses 4052 mètres semblent encore bien modestes. Pas de doute, nous sommes encore très haut.

Quelques dizaines de mètres plus loin, l’aiguille du Goûter émerge à son tour, bientôt suivie par toute une couronne de massifs secondaires beaucoup plus lointains.

A la rupture de pente, la belle trace du Dôme s’éparpille en un fouillis de traces secondaires, alignements erratiques et zigzagants de pas profondément marqués dans la neige molle. La pente se lit comme un livre ouvert : c’est là que les ascensionnistes du matin, sur le retour du sommet, ont senti l’énergie leur revenir avec la baisse de l’altitude. Les cordées ont rompu leurs sages files indiennes pour courir droit dans la pente, coupant les lacets bien tracés de la montée, dérapant par ci, culbutant par là, tout en criant leur joie d’avoir réussi. Je connais bien ces moments d’euphorie douce pour les avoir souvent vécus sur mes retours d’ascension.

Il en va autrement pour nous. Nous sommes en marche depuis cinq jours. Le sommet ne constituait qu’une étape de ce voyage en altitude, y passer a été un bonheur supplémentaire mais fugace, notre vrai plaisir est d’être là-haut, et ce temps va bientôt toucher à sa fin. Une sorte de nostalgie anticipée nous envahit tout doucement. Il fait une douceur incroyable sur ce versant inondé par le soleil de fin d’après-midi, alors que très loin en dessous de nous les ombres s’allongent sur les vallées, et que les sommets se teintent de couleurs de feu. Plutôt que courir nous avons envie de profiter pleinement de chaque instant. Et puis, la fatigue commence à se faire sentir. Alors, sagement, le plus sereinement que nous le pouvons, nous descendons à petits pas tranquilles, en regardant l’aiguille de Bionnassay monter tout doucement à notre rencontre.

Je suis particulièrement attentif à Cécile. Non que je m’inquiète pour elle, je suis au contraire curieux d’observer sur elle cette sorte de renaissance à la vie que va entraîner notre redescente, celle-la même que j’avais ressentie il y a vingt ans, à cet endroit exact, au retour de ma première ascension. Insensiblement, sa silhouette se redresse, son pas s’assure. Dans un virage en épingle, je croise son regard, à nouveau tourné vers l’extérieur. J’y aperçois un faible sourire, signe que la souffrance reflue. Je suis heureux pour elle et pour nous tous. Il est si inconfortable de vivre avec la douleur des autres. Et j’admire une fois de plus cette fille qui a enduré sans brocher une telle épreuve.

Cécile

C’est bizarre, plus on redescend, plus j’ai la patate.
Enfin, la patate, c’est un bien grand mot.
Le sommet est loin, maintenant. J’ai l’impression que l’étau s’est desserré autour de ma tête. Un peu.
Devant, Olivier galope.
Trois ans qu’il attendait ça. Est-ce que ça va changer quelque chose, dans sa vie ?
Derrière, Pilo rame… Chacun son tour.
Pendant la montée, derrière moi, il avait l’air d’aller.
– Ca va, Pilo ?
– ….
– Ça a pas l’air d’aller.
– …
Visiblement, ça ne va pas. Il ne tient presque plus debout. Surtout, il n’arrive pas
à tenir le rythme de la marche. Il ralentit et accélère sans crier gare.
Ah, elle est chouette notre cordée ! Complètement foutraque et désorganisée. Ça m’énerve, je n’arrête pas de marcher sur la corde quand Pilo, qui ne maîtrise plus rien, se tape des pointes de vitesse.
Moi, je ne peux pas aller plus vite : ça va mieux, mais ce n’est tout de même pas la grande forme. J’ai les jambes en coton. Alors je lui râle dessus : « La corde, Pilo ! ». Ça n’est pas très malin, ni charitable, je le sais.
Pas bien glorieuse, la redescente.
Et le jour qui tombe !
Je crois qu’on n’en peut plus. Nous sommes tous à ramasser à la petite cuillère. Se poser quelque part. Dormir. Rêver de là-haut.

Vers 19 heures, une cordée de trois personnes émerge d’un épaulement neigeux et monte vers nous. Ce sont les premiers humains que nous apercevons depuis le col du Mont Maudit, ce matin. Si nous nous étions croisés dans un couloir de métro à 19 heures, sans doute n’aurions nous pas fait connaissance. Mais les situations hors du commun rapprochent les êtres, comme des poules d’une basse-cour qui se pelotonnent l’une contre l’autre pour passer la nuit. Nous dévions de nos trajectoires respectives pour nous arrêter côte à côte et entamer les discussions d’usage : d’où venez vous, où allez vous, etc…

Notre récit les enthousiasme, ils admirent sans réserve la grande virée que nous venons de parcourir.

Quant à eux, pour s’épargner une nuit au refuge du Goûter, et au vu des excellentes conditions météo prévues, ils ont tout simplement décidé de monter directement au sommet depuis le Nid d’Aigle. Ils sont en route depuis ce matin, et comme deux mille cinq cent mètres de dénivelé, ça ne se fait pas en cinq minutes, ils marcheront aussi la nuit, voilà tout. « Mais tranquille, hein, tranquille ! », précise l’un des barbus du groupe. Ca, je veux bien le croire, qu’il faut y aller tranquille pour faire un truc pareil !

« Et puis, comme ça, on arrivera au sommet avant le lever du jour, le mont Blanc aux étoiles ça va être chouette ! »

Leur récit nous enthousiasme et nous les admirons sans réserve. Nos deux projets sont à peu près opposés : à eux la légèreté et la rapidité, à nous la lourdeur et la lenteur. Pourtant, nous nous comprenons. Chacun reprend sa marche tranquille, eux vers le haut, nous vers le bas. Nous voilà enfin sur l’arête faîtière de l’aiguille du Goûter. Dans mes souvenirs elle reste associée aux départs nocturnes vers le sommet, encombrée de cohortes de grimpeurs jurant dans la nuit, embrouillant les faisceaux de leurs frontales. Dans la lumière du soir, je ne la reconnais pas : elle est tout simplement magnifique, sereine et douce. La trace est à nouveau horizontale, reposante, et nous en profitons pleinement.

Quelques centaines de mètres plus loin, à l’approche du refuge, une drôle de surprise nous attend. Au creux d’un petit col est installé un véritable village de tentes de toutes les couleurs et toutes les formes. Elles sont disposées en un entrelacs si serré de terrasses et de murets de neige qu’en certains endroits il est impossible de circuler sans accrocher un tendeur ou une sardine. La neige est tassée, sale, jonchée d’ordures. Des visages fatigués apparaissent aux ouvertures de certaines tentes et nous observent d’un regard inexpressif. On entend même de la musique ! Cette vision me déprime. Pourquoi ces gens, alors qu’ils disposent du formidable outil de libération qu’est la tente, préfèrent-ils s’entasser en cet endroit sordide comme dans le premier camping venu, alors que toute cette montagne vide leur tend les bras ? Voilà un bien grand mystère…

Cette question, nous allons bientôt pouvoir nous la poser à nous-mêmes. Il est 20 heures lorsque nous arrivons au refuge. Plusieurs alternatives s’offrent à nous. Soit nous continuons la descente. Elle débute par 600 mètres de cheminement rocheux parfois délicat. Nous écartons cette hypothèse rapidement : nous sommes trop fatigués, ce ne serait pas raisonnable.

Nous pouvons bien sûr planter la tente quelque part. Les images du bidonville de l’arête nous en dissuadent, et nous n’avons pas le courage de reprendre le chemin en sens inverse pour chercher un emplacement plus loin.

Et puis… nous pouvons dormir au refuge. Envisager cette option devrait me scandaliser, moi et mon dogme auquel de surcroît nous avons déjà dérogé il y a trois nuits. C’est pourtant cette option que je propose, sans y croire. Nous l’adoptons tous avec une passivité totale… cette journée a été bien longue, décidément !

La nuit au refuge se révèlera finalement d’un grand intérêt ethnologique !

Sixième jour : atterrissage

2 heures du mat’, branle bas de combat ! Les lumières s’allument, les portes des dortoirs s’ouvrent. Un flot continu de gens affairés fait irruption dans la grande salle remplie de corps endormis et commence à pousser des tables, tirer des chaises et aligner des bols dans un ostensible fracas pour bien faire comprendre aux dormeurs qu’il est l’heure de libérer les lieux. Quelques fainéants essaient de tirer au flanc en prolongeant de quelques minutes la station allongée au fond des duvets. Un grand costaud au crâne rasé, particulièrement tenace, est piétiné de toute part, tapissé de miettes et aspergé de thé brûlant, mais il fait toujours mine de dormir. Le gardien du refuge doit intervenir pour lui dire de se ranger dans un coin. Rampant dans son duvet il s’éloigne en maugréant.

Notre statut au sein de cette foule est particulier : obligés de nous lever sous peine de périr piétinés, nous n’avons pas d’impératif et sommes un peu désœuvrés. Nous nous préparons un petit thé et nous nous mettons dans un coin pour le siroter tranquillement en observant tout ce remue-ménage.

10 heures du matin. Le refuge le plus fréquenté du monde est vide et silencieux. Attablées dans la salle déserte se traînent deux personnes au teint terreux qui regardent d’un œil vide le paysage au travers des fenêtres. Ils n’ont pas eu la force de partir vers le sommet, ou bien ils ont fait demi-tour au dôme du Goûter, lorsque le mal de l’altitude les a rattrapés… Triste, mais calme compagnie !

***

La roche, une sorte de schiste délité, a été mise à rude épreuve par les successions de dégel et de regel. Des blocs mis au jour par l’érosion émergent d’éboulis mouvants. La progression n’est pas technique, mais il faut en permanence être vigilants, surveiller les endroits où l’on met les pieds et les mains sous peine de partir avec la montagne, ou d’envoyer quelques « pavasses » sur une cordée circulant plus bas. Quelques câbles sécurisent les passages les plus délicats. Nous prenons ces contraintes comme les règles d’un jeu, et la descente se révèle finalement agréable et tranquille.

La montagne est encore silencieuse. Les ascensionnistes d’aujourd’hui sont encore là-haut, et ceux de demain ne sont pas encore arrivés jusqu’à nous. Mais, au bas du versant, nous pouvons déjà apercevoir d’énormes paquets de cordées qui montent à notre rencontre, et bientôt nous replongeons dans l’ambiance du métro à l’heure de pointe. Chaque croisement donnent lieu à d’inextricables emmêlages de cordes. Des pierres volent ici et là, accompagnées de cris d’avertissement. Comme étrangers à cette marée humaine, nous nous extrayons comme nous pouvons de cette ambiance pour nous retrouver en nous-mêmes.

Vers 3300 mètres d’altitude, l’itinéraire cesse de descendre et entame une traversée à l’horizontale en direction du nord pour se diriger vers un large couloir de neige qui descend du sommet. Toutes les pierres qui tombent dans la face, délogées par le dégel ou l’inattention d’un grimpeur un peu plus haut, convergent vers cet endroit comme au col d’un entonnoir. Autant dire que ça dévale grave ! Le passage est connu comme la section la plus dangereuse de l’ascension du mont Blanc. Au plus fort de la saison, lorsque les prétendants au sommet sont particulièrement nombreux, il y a régulièrement des accidents, parfois mortels, et l’endroit a reçu le doux sobriquet de « Couloir de la mort ».

Je ne me rappelle pas avoir jamais eu le moindre problème à cet endroit, aussi ne suis-je guère inquiet. Mais cette fois-ci, alors que nous approchons du passage, des claquements caractéristiques résonnent très haut au dessus de nous. De part et d’autre du couloir, les cordées en approche se mettent à l’abri en catastrophe, tant bien que mal. Ceux qui le peuvent observent avec anxiété le haut du couloir pour tenter d’anticiper ce qui va se passer. La tension est palpable. Là-haut, les bruits d’impacts se multiplient. Ils semblent bientôt provenir de toutes les directions, puis le vacarme se resserre tout près de nous pour devenir assourdissant. A l’abri d’un surplomb, nous sentons passer la chute de pierres qui fait vibrer l’air en grondant comme l’Express de 12h45.

Le gros de la chute est maintenant terminé, mais alors que des pierres éparses filent encore en sifflant, un type s’engage dans la traversée. Il est seul. Son comportement est étrange : il hésite, fait de fréquentes pauses, regarde en arrière, repart, puis finit par s’immobiliser définitivement au milieu du couloir. Il a l’air complètement paumé. Une femme, membre de la cordée qui nous suit, lui crie de loin : « Go, go, run, run ! » avec un bel accent qu’elle semble avoir plaisir à mettre en valeur. Le type est français, elle aussi, mais ça n’est pas grave, ça sonne mieux en anglais.

Malgré les encouragements, les critiques et bientôt les injures, le type ne bouge pas d’un poil. Profitant d’une accalmie, nous nous engageons à notre tour sur la neige au pas de course. En arrivant à son niveau je le saisis par les épaules aussi délicatement que possible vu les circonstances, et le pousse dans la bonne direction. Tétanisé par la peur, il résiste un peu puis finit par se laisser faire sans discuter et nous terminons la traversée en dansant « La chenille qui redémarre ».

Poser le pied sur l’autre versant du couloir est un réel soulagement. Nous installons notre rescapé en sécurité sur le sentier pour qu’il reprenne ses esprits, et nous nous éloignons rapidement de cet endroit déplaisant. Je n’y suis jamais repassé depuis, et j’espère ne pas avoir à le faire un jour.

Nous débouchons sur le microscopique glacier de Tête Rousse. Celui-là, le réchauffement climatique va probablement lui régler son compte en quelques années, ou je ne m’y connais pas : avec ses cinq ou six courtes centaines de mètres de long, il ressemble à un simple névé. On n’y voit d’ailleurs pas la moindre crevasse…  Il fait doux, l’air sent la moyenne montagne, le Couloir de la mort est loin derrière, des randonneurs pique-niquent tranquillement sur les rochers… cette fois, tout danger est écarté, nous pouvons nous décontracter. Nous nous décordons. Comme (trop) souvent, je laisse libre cours à mon enthousiasme et pars sur la neige comme une fusée, mi-courant mi-glissant, laissant sur place mes compagnons qui suivent de loin.

Je n’ai pas parcouru cent mètres que le sol se dérobe sous mes pas. L’élan me permet de franchir sans encombre la crevasse – car c’en est une – dont je viens de percer le pont de neige. Après quelques mètres de freinage mal contrôlé, je finis par m’immobiliser, haletant d’émotion et de trouille rétrospective. Une crevasse, sur ce misérable névé ! Je suis en colère contre moi-même, stupéfait de m’être fait avoir une fois de plus, comme un bleu. C’est TOUJOURS lorsque l’on baisse la garde qu’arrive ce genre de choses. Je suis pourtant parfaitement conscient du risque : c’est au moins la septième ou huitième fois que, décordé, je manque de disparaître dans les entrailles d’un glacier. Je me sens con, sous le regard des randonneurs pique-niqueurs. J’ai l’impression qu’ils m’observent, qu’ils se moquent. Ils auraient bien raison, tiens !
Renfrogné, j’attends que mes petits camarades me rejoignent, et je termine la traversée avec eux, à petits pas mesurés et prudents.
J’ai eu de la chance. Dix ans plus tard, ça ne se serait peut-être pas terminé de la même manière.

Dans les entrailles du glacier, 2012, glacier de Tête Rousse (rêve prémonitoire)

Soudain, un craquement violent. La surface du glacier s’affaisse brutalement sous mes pas. Comme dans les films de fin du monde américains, une crevasse fend la surface et se dirige vers moi en émettant un bruit de papier déchiré. Elle passe exactement entre mes jambes et commence à s’élargir, me mettant en position d’écart de plus en plus large. De mon piolet je fends l’air en tous sens, essayant d’accrocher l’une des parois de glace, mais il est trop tard, mon pied droit rippe et je bascule vers les profondeurs. Le corps sens-dessus-dessous, je vois défiler à toute vitesse les parois vert-bleuté de la glace encore éclairée par la lumière du jour. La haut, l’ouverture lumineuse s’éloigne à une vitesse folle puis finit par disparaître, me laissant dans le noir le plus absolu. Je rebondis violemment d’une paroi à l’autre, puis soudain je ne heurte plus aucun obstacle : je chute dans une cavité colossale. Mes cris de terreur se répercutent en échos sur de lointaines et invisibles parois. Un temps qui me semble infini s’écoule ainsi, puis dans une énorme éclaboussure je crève la surface d’une eau profonde et noire, si glaciale que le souffle me manque. Je remonte vers la surface en me débarrassant de mon sac à dos. J’émerge enfin, et la réalité de ma situation m’apparaît dans toute son horreur : je suis seul, plongé dans une eau à zéro degré, au fond d’une grotte de glace inaccessible. Il ne me reste que quelques secondes à vivre. L’épouvante me saisit.

Hé oui : loin d’avoir disparu comme je le prédisais, en 2012 le glacier de Tête Rousse est toujours là, et il fait parler de lui. Une vaste cavité s’est formée au cœur de la glace, à plusieurs dizaines de mètres de profondeur, et s’est emplie d’eau, sans doute en conséquence du réchauffement climatique. Ce lac sous-glaciaire pèse de tout son poids sur le front du glacier qui menace de céder, ce qui provoquerait la vidange vers la vallée de plusieurs dizaines de milliers de mètre-cubes d’eau. Une catastrophe majeure en perspective pour les hameaux situés sur la trajectoire de cette inondation géante. Depuis deux ans, à chaque automne, on monte sur le glacier une armada d’engins de travaux publics, et on fait comme les shadoks : on pompe, on pompe. La pression de l’eau diminue, faisant reculer le risque jusqu’à l’hiver suivant, pendant lequel le lac s’emplit à nouveau. Alors on recommence, en attendant de trouver une solution définitive.

En août 2012, le plafond du lac s’est effondré, ouvrant une cavité béante au centre du glacier, juste sous l’itinéraire habituel des ascensionnistes du mont Blanc ! Peut-être cette petite crevasse dans laquelle je viens de passer la jambe est-elle l’amorce de ce futur gouffre ? A dix ans près j’aurais réellement pu y prendre un bain fatal.

Ne nous plaignons pas !

***

Au bord du glacier démarre un sentier. C’est le premier que nous rencontrons depuis cinq jours. Bien tracé, balisé même, il mène ses lacets de droite et de gauche au travers d’un versant ensoleillé. Entre les pierres, une couleur depuis trop longtemps oubliée refait son apparition : le vert. Quelques plantes tenaces ont réussi à s’installer ici. Leur vue nous fait du bien, elles annoncent la douceur de la vallée. L’envie d’être là-haut laisse soudain place à celle, impérieuse, d’en finir au plus vite. Notre pas s’accélère et bientôt nous trottons en file indienne, oublieux de la montagne qui nous entoure. Silencieux, concentrés sur l’effort, un œil sur le chemin et l’autre sur le Nid d’Aigle qui monte vers nous, nous avalons le dénivelé à toute vitesse. Exagérée, sans doute. Roulant le pied sur un cailloux mal placé, Cécile prend son envol.

La scène est filmée au ralenti, comme dans un film d’action des années 80 (cette journée est décidément très cinégénique !)

Cécile quitte très lentement le sol en écartant les bras. Ses cheveux s’ouvrent en une large auréole flamboyante qui donne à la scène une force presque religieuse. Dans son regard, oscillant de droite et de gauche, on lit d’abord de l’incompréhension, puis de la révolte, et enfin de la peur, lorsqu’elle comprend que, déportée vers la gauche, hors du sentier, elle va percuter la planète bien plus bas, face contre les cailloux, et périr broyée par son sac de 25 kilos.

En cet instant, elle revoit en accéléré les moments forts de sa vie, mais ça on ne peut pas le voir à l’image. La musique du « Professionnel », poignante, ajoute à la tension dramatique et nos cœurs se serrent. Mais Cécile est l’héroïne, et comme c’est un film populaire ça ne peut pas se passer comme ça, le film ne se vendrait pas. Alors elle se bat pour sa vie. Lentement, très lentement, à force de se contorsionner, elle réussit à se retourner en vol et à passer sur le dos. Son sac à dos touche le sol en premier, amortissant la violence de l’impact.

Finalement, elle est sauvée.

Rassemblés autour d’elle, sous le coup de l’émotion, nous n’en revenons pas : pas de gros bobo, mais cette fois ça a été moins une ! Nous avons traversé ce Massif de part en part, longé des corniches, sauté des crevasses, erré parmi des séracs instables, escaladé des pentes de glace, essuyé des chutes de pierres, passé la nuit au refuge du Goûter, tout ça sans dommage, et à l’instant où nos rejoignons le monde des hommes l’accident nous guette à chaque pas.

Le Nid d’Aigle, c’est la dénomination imagée qui désigne le terminus du Tramway du Mont-Blanc. Cette minuscule gare perchée à 2300 mètres constitue le point de départ habituel pour la voie normale du mont Blanc. Elle marque pour nous le retour à la civilisation. Nous sommes impatients de nous asseoir sur les banquettes surannées d’un wagon et de nous laisser enfin porter. Il y a très longtemps, très loin d’ici, cette balade avait commencé en train. La terminer de la même façon sera une belle manière de boucler la boucle.

Laisser tomber nos sacs sur le quai est un grand bonheur : celui du travail accompli, de l’ouvrage bien mené.

« Qui c’est qui peut me payer le train ? Moi j’ai plus de sous, je vous rembourserai.

– Certainement pas moi, j’ai claqué mon dernier billet hier au refuge pour le vin chaud. Tu te rappelles que tu me dois cinq euros, au moins ?

– Moi j’ai que la Carte Bleue, et ils ne la prennent pas, je veux bien une avance aussi.

– Ah mince alors, je voulais justement vous demander la même chose ! »

Rien à faire… après avoir gratté les fonds de porte monnaie et retourné nos poches, nous rassemblons dix euros. De quoi payer une unique place. Il nous semble juste de l’attribuer à Cécile qui boitille depuis sa chute. Quant à nous, les trois gars, envolés, nos rêves de sieste au fond de banquettes moelleuses, il va falloir marcher encore. Quelle frustration !

Au bout du quai, un petit groupe a observé de loin nos mésaventures pécuniaires. L’un d’entre eux, un guide, a compris notre situation. Sensible à notre découragement, il s’approche et nous propose discrètement de charger nos sacs dans le train. Bon sang, quelle aubaine : marcher sans sac, ça va être presque aussi bon que de ne pas marcher du tout. Peut-être même meilleur !

Éperdus de reconnaissance pour ce bon samaritain, Pilo, Olivier et moi partons au petit trot sur la voie ferrée, bientôt suivis par le train qui s’ébranle. Il est d’une lenteur incroyable. Enchaînant au pas de course tunnels, ponts et parapets, nous l’entendons couiner et ahaner derrière nous sans qu’il ne nous rattrape. Cécile est debout à la fenêtre frontale, entourée du guide et de son petit groupe. Ils nous observent en rigolant, j’aimerais bien savoir ce qu’ils se racontent.

Cécile

Je le jure, je n’ai pas fait exprès de tomber pour avoir droit au seul billet que nous pouvions nous payer. Je suis montée avec les quatre sacs dans le train. Le guide me fait une place à côté de lui. Il a la tête réjouie du gars qui voit enfin un truc drôle dans son quotidien professionnel.

– Et vous venez d’où, comme ça ?

– Du mont Blanc.

– Par quel itinéraire ?

Alors je lui raconte, la Mer de Glace, le Requin, les séracs, le col du Midi, le mont Blanc du Tacul, la Brenva, le mont Blanc, le dôme du Goûter… Autour de nous, ses clients paraissent ne pas piger grand-chose. Moi, je n’y connais pas grand-chose non plus. En fait, c’est tout ce que je connais. Mais lui a l’air approbateur du connaisseur.

– Vous en avez de la chance, de pouvoir faire ça. Plus personne ne le fait aujourd’hui. C’est ce qu’il y a de mieux, pourtant. Partir en autonomie. Sortir des voies toutes tracées, des horaires. Profiter de la montagne.

Il ne dit rien de plus. Ses clients sont avec lui. Ils ont fait deux-trois jours à fond. Devant le train, les trois lascars continuent de courir. Je ne sais pas comment ils font, moi je n’aurais pas pu. (De toute façon, je n’aime pas descendre, et c’est sûr, à cette allure je me serais cassé la figure encore une fois). Et ici, dans le train, les regards rieurs se teintent de respect.

Nous avons été adoubés par le guide. Le Guide avec un grand G. Le Guide de Haute-Montagne. Celui qui sait !

Moi, tout ce que je me dis à cet instant, c’est que je prendrais bien une douche.

Je dois puer !

***

Finalement, à quelques centaines de mètres de la gare de Bellevue, notre destination, nous nous arrêtons sur le bas-côté pour laisser passer le train et terminer au pas.

« Si on m’avait dit qu’on terminerait l’ascension du mont Blanc par un footing en coques plastique ! », s’exclame Olivier.

Il nous reste une ultime étape : la descente au village des Houches. Le chemin serpente sous les câbles du téléphérique, que nous n’avons pas plus les moyens de nous payer que le train. Cette fois la lutte est inégale, les cabines nous dépassent à grande vitesse tandis que nous cheminons tranquillement parmi les arbres enfin retrouvés.

***

PS (4 mars 2003). 6 mois après, cette balade se rappelle à mon souvenir. Les chocs répétés de ce footing en Koflach avaient fait jaunir  l’ongle de mon pied gauche à la Toussaint, bleuir à la Noël, noircir à février, ils l’ont fait tomber en 2003 ! C’est dingue, non ? Mon ongle !