Montage et téléphone portable… téléphone portable et montagne… Cet objet représente pour moi les antipodes de ce que je viens chercher dans ces endroits retirés du monde, à savoir une parenthèse déconnectée de mon rythme de vie ordinaire. Être dans le lieu, totalement présent à lui, et non pas absorbé par les paroles d’une personne qui vit une autre vie en un autre lieu.
Le portable en montagne donne parfois lieu à des scènes confondantes, comme cette conversation surréaliste à laquelle j’ai un jour assisté au sommet de la Croix de Belledonne, je vous invite fortement à en rire avec moi, ça valait le détour. Mais le portable est aussi, souvent, un instrument salvateur… comme lors de cette petite scène vécue sur la mer de glace.
Alors … faut-il ajouter un portable à la liste du matériel qu’on jette dans le sac à dos ? Après m’être longtemps posé la question je me suis fait ma propre réponse. Mais je n’ai pas la prétention de l’imposer à qui que ce soit.
Personnellement, donc, j’emmène un portable lorsque je pars en haute montagne.
Il est pour moi un instrument de sécurité. Non pas pour appeler les secours à tout bout de champ, mais pour prendre la météo du lendemain. La pratique que j’ai, le fait de partir plusieurs jours, ne permet généralement pas d’avoir une visibilité correcte de l’évolution de la météo sur l’ensemble du séjour. On part donc avec une idée sur deux ou trois jours, ensuite c’est l’inconnu. J’apprécie alors beaucoup ce confort qui permet de planifier sur des bases objectives la suite de l’itinéraire. Une fois, sur l’arête des dômes de Miage dans le massif du Mont-Blanc, nous avions installé un camp à un col duquel la redescente était facile. Le temps était mauvais, et il fallait décider si oui ou non on s’engageait dans les pentes de l’aiguille de Bionnassay. La météo, annoncée comme bonne en début de semaine, était maintenant très, très mauvaise, et pour longtemps. Le lendemain matin, nous avons entamé la redescente, le mauvais temps nous a rattrapés alors que nous quittions le terrain glaciaire. Merci le portable, grâce auquel peut-être nous n’avons pas eu à utiliser le service de secours…
Le portable est aussi pour moi un réel outil de planification. Une année, je remontais depuis plusieurs jours une arête facile, par un temps épouvantable. Chaque soir, le portable annonçait la prolongation du mauvais temps, mais laissait entrevoir une courte ouverture pour le dernier jour de la semaine. C’est cette ouverture annoncée qui nous a permis d’avoir le moral de continuer à progresser, et de finalement nous réveiller, le matin annoncé, dans un fantastique paysage surchargé de neige et de soleil. Ces quelques heures de grand beau temps ont donné son sens à toute la semaine que nous venions de passer. Sans le portable, nous aurions jeté l’éponge au bout de 2 jours et la balade n’aurait été qu’un échec.
Enfin, le portable me permet de rassurer ma famille… ils sont parfois un peu inquiets lorsque je pars loin de tout plusieurs jours durant, surtout lorsque le temps n’est pas bon, ce qui a été bien souvent le cas ces dernières années. Alors je me permets de passer 2 coups de fil dans la semaine, juste 30 secondes pour dire que tout va bien, et le message passe ensuite de familles en familles.
Utilisé comme ça, le portable prend à mes yeux une grande valeur. Son utilisation est entourée de tout un rituel qui donne au moment une certaine gravité. On est dans la tente, en fin d’après-midi. Il gèle déjà et notre camp est un îlot de résistance contre la sauvagerie absolue. L’un d’entre nous allume le portable et attend en silence qu’apparaissent les chevrons. La plupart du temps… il n’y en a aucun. Les camps sont généralement situés à l’abri d’épaulements qui interdisent la vision directe avec le relais le plus proche. Il faut alors sortir et chercher un endroit ou « ça passe ». Dans les rues de Paris c’est un geste anodin, mais ici cette opération prend une autre dimension. J’en garde des souvenirs remplis d’angoisse : je m’éloigne dans la nuit glacée de la demi-sphère orangée et brillante de la tente, et je me dirige vers une barre rocheuse distante d’une centaine de mètres.
Et s’il y avait une crevasse, là, sous mes pieds ? Et si je glissais dans la pente, maintenant ? Qui m’entendrait ? Qui saurait ou je suis passé ?
J’arrive au pied des rochers. La neige fraîche recouvre l’essentiel de la roche, j’empoigne une prise grossière, je tire n’importe comment et me hisse en vrac quelques mètres plus haut. L’heure n’est pas au style, je voudrais déjà être de retour dans la tente… Un petit replat neigeux entre deux pointes de pierre noire. Je suis accueilli par un blizzard terrifiant, montant tout droit de la vallée, chargé d’une neige piquante et glaciale qui transperce instantanément ma veste trop mince et remplis mes chaussures, que je n’ai pas pris la peine de fermer (pourquoi fermer ses chaussures pour sortir passer un simple coup de fil ?).
Au travers mes sourcils froncés j’aperçois, immensément bas, les lumières d’un village sur lequel je ne sais pas mettre de nom… Bon sang, qu’est-ce que je fous là ? Si je pouvais prendre un vin chaud près de la cheminée d’une de ces maisons… je ne reviendrai jamais en montagne, c’est trop dur…
Avec ma frontale j’éclaire le portable. Trois chevrons. Heureusement ! J’essaie de composer le numéro… impossible : je n’y vois rien, aveuglé par la neige. Je dois redescendre au pied du rocher, refaire le numéro, et remonter en catastrophe pour que l’appareil capte le réseau à temps. Je me tasse au sol, roulé en boule contre la neige, pour écouter les sonneries… C’est long, une sonnerie, par -20°C. C’est trop long… Il n’y a personne. J’en suis presque soulagé, je vais foncer à la tente.
« Allô ?
– Sophie, c’est Marc ! »