Une nuit étrange à ventajols, mars 1702
L’Histoire, avec un grand H, est, dit-on, « un roman vrai ».
« Vraie » est l’Affaire – romanesque – qui a eu pour cadre ce hameau
isolé dominant la serpentine vallée de la Mimente. De ces noces entre
histoire (elle s’appuie sur des sources conservées aux Archives
Départementales de l’Hérault) et imaginaire (j’ai rajouté quelques
éléments fictifs quoi que documentés par ailleurs), ce récit.
Depuis
1697 environ, un laboureur de vingt-six ans tracasse et déconcerte la
vingtaine de familles qui habitent le lieu. Atteint, pense-t-on,
d’épilepsie (à l’époque on disait le « haut mal » ou mieux le « mal
caduc » du verbe latin cadere qui signifie tomber, choir), Pierre
Chantegrel s’effondre sporadiquement à terre quand il est aux champs.
C’est ce qu’il prétend. Dès la plus haute antiquité et jusqu’au
début du XXe siècle, l’épilepsie a été considérée soit comme une maladie
divine ou sacrée, soit comme une maladie d’origine diabolique. C’est la
raison pour laquelle les épileptiques ont très longtemps suscité la
crainte, la suspicion et partant l’incompréhension de la société. La
maladie de Chantegrel (mais est-ce vraiment une maladie ?) semble s’être
curieusement aggravée depuis le début de l’année 1702. L’homme soutient
qu’il « tombe tous les jours, ne sachant pas ce qu’il dit ou fait »
pendant les crises. Il est vraisemblable qu’une fois au sol, dans cette
perdition de lui-même, il tremble et bave comme tous ceux qui sont
atteints de ce mal mystérieux, nerveux et convulsif. Plus étonnant selon
ses voisins, cet homme « caduque » est aussi connu pour « manger des
charbons ». Cela peut paraître étrange, mais jadis les apothicaires
recommandaient le charbon de tilleul, dans le traitement de l'épilepsie.
Il est donc probable que Chantegrel soignait son épilepsie en ingérant
ce produit aux vertus médicinales. Depuis la seconde semaine du
mois de mars 1702, une troupe de Bohémiens s’était arrêtée à Ventajols.
Surprenante présence en ce hameau si loin de tout et si près de…. Dieu.
Elle est d’autant plus insolite que Louis XIV – en 1666 puis en 1682 – a
ordonné que tous les Bohémiens mâles soient condamnés aux galères à
perpétuité, leurs femmes rasées et leurs enfants enfermés dans des
hospices. Ces Bohémiens s’étaient-ils réfugiés en Cévennes pour se
soustraire à cette répression ? Nul ne le sait, mais l’hypothèse est
séduisante. Savaient-ils que les protestants étaient comme eux une
minorité persécutée ? Ce n’est pas impossible. On doit enfin rappeler
que la Bohème (aujourd’hui la République tchèque et la Moravie) était en
partie hussite, du nom du réformateur Jean Hus qui a influencé Martin
Luther. Pour l’Église catholique romaine, les hussites étaient des
hérétiques, tout comme les calvinistes qui peuplaient massivement les
Cévennes. Malheureusement, nous ignorons quelle était la religion de ces
« Boumians » (C’est ainsi que l’on désignait, en occitan, les
Bohémiens) et la région d'où ils provenaient. Quoi qu’il en soit,
depuis la nuit des temps, ces nomades fascinent et inquiètent à la fois.
Déjà, en 1696, une troupe de Bohémiens (étaient-ce les mêmes ?) étaient
venus divertir les habitants de Génolhac. Expulsés de la ville, ils
étaient revenus saccager le couvent des Dominicains de Génolhac avec
l’aide… des Anciens et Nouveaux Convertis de la petite ville. On
raconte que la jeunesse de Ventajols se rassemble tous les soirs dans
une clède, un séchoir à châtaignes, pour organiser une veillée, animée
par ces « étrangers ». On y danse dit-on. Au son d’une musique
« tzigane » ? Si cela est vrai, cette musique exotique devait être
dépaysante pour ces paysans cévenols. J’imagine, si cela est véridique,
une danse « endiablée », enivrante, hypnotique, provoquant un état de
transe proche de la crise épileptique…. Une danse provoquant l’ire des
huguenots les plus rassis… Mais peut-on donner crédit à ces rumeurs
villageoises ? Que se passe-t-il vraiment dans ces veillées nocturnes ?
Sont-elles vraiment distrayantes ? Nul ne le sait vraiment et pourtant
les langues se délient. On raconte encore que dans ces réunions Pierre
Chantegrel met des « charbons ardents dans ses mains et le pied dans le
feu » et qu’il déclare à l’assistance qu’il fait « des miracles, que le
Saintt Esprit lui dit de faire ainsi et qu’il ne se brûlera pas ». Un
comportement tout aussi trouble que ces intrigantes nuits mais dont
l’Ancien Testament offre un exemple célèbre dans le livre apocalyptique
du prophète Daniel : quatre jeunes gens, placés « dans la fournaise du
feu ardent » sur l’ordre du roi Nabuchodonosor, échappent à la mort,
sauvés par leur foi inébranlable et indéfectible dans le Dieu d’Israël. J’ouvre
– presque incidemment – une parenthèse que je ne refermerais pas
totalement car elle donne en partie un sens à cette histoire de
charbons. Savez-vous ce qu’un jour le Prophète Mouhammad, Mahomet pour
nous, a dit ? Je cite : « Viendra une époque durant laquelle celui qui
tiendra véritablement à sa religion (par sa langue, son cœur et ses
actes) sera semblable à une personne tenant une braise de feu dans sa
main ». Chantegrel ne connaissait ni le coran, ni les hadiths du fameux
prophète. Mais, il maniait, au sens étymologique de ce verbe, des
charbons incandescents. Comme pour éprouver sa foi ? Ce n’est pas
invraisemblable dans le douloureux contexte religieux des Cévennes. Un
voisin raconte que, depuis plusieurs mois, Chantegrel prêche la
Repentance à la jeunesse de Ventajols. L’homme serait donc un prédicant.
Mais se repentir de quoi ? De danser avec des Bohémiens ? D’écouter une
musique qui a des accents démoniaques ? Est-ce vraiment pécher que de
danser à l’approche du printemps, précoce en cette année 1702 ?
Chantegrel ne serait-il pas un censeur des mœurs, un huguenot puritain
admonestant une jeunesse insouciante et impénitente ? À moins que
Chantegrel ne fasse allusion à l’abominable et insoutenable péché commis
par les protestants lorsqu’ils ont été obligés, par la force, à abjurer
leur foi à l’automne 1685. Pour obtenir la vie et la félicité
éternelles, il est impérieux de se repentir puisqu’on clame partout en
Cévennes que le Jugement dernier est proche. Revenons à nos
Boumians. Ils ne sont pas seulement musiciens, ils passent aussi pour
être d’inquiétants magiciens. N’auraient-ils pas appris à Chantegrel
quelques tours de prestidigitation ? On n’en saura jamais rien. Les
« Boumians » ont quitté – comme par enchantement – Ventajols à la veille
du 14 mars. Et ils ont bien fait. La veille, un délateur, l’homme
« le plus riche » de Ventajols, un ennemi de Chantegrel, alerte la
milice bourgeoise des Cévennes casernée à Florac. Il a appris qu’une
nouvelle réunion doit se tenir dans une maison du hameau. À la faveur
d’un beau clair de lune, un détachement de miliciens, tous catholiques,
arrive une heure après le coucher du soleil à Ventajols et surprend,
dans une des granges de la localité, une quinzaine de personnes qui
parviennent presque toutes à prendre la fuite. Un coup de feu est tiré
sur les fuyards sans faire de victime. Quatre personnes, deux hommes et
deux femmes, sont cependant appréhendées ; une heure après, Chantegrel
est arrêté chez lui alors qu’il était seul, dit-il, avec sa mère. Il
prétend qu’il n’a jamais quitté sa maison ce jour-là, sauf pour aller à
la messe à Saint-Julien d’Arpaon. Avant leur transfert à Florac,
on interroge les prisonniers qui nient qu’il y ait eu une quelconque
assemblée. Non sans aplomb ni culot, deux d’entre eux se retranchent
derrière les allégations des soldats selon lesquels les personnes qui se
seraient enfuies étaient « des enfants qui badinaient ou se
divertissaient au clair de lune ». Trois siècles après, la lune
au-dessus de la Mimente et de ses falaises rubéfiées offre un spectacle à
la fois fantastique et sublime. Je vous encourage à en faire, une nuit,
l’expérience en montant à pied à la lisière de la chevelure des
châtaigniers qui tapissent les versants abrupts de la vallée. Quand les
masses sombres et déchiquetées des schistes ignés
se reflètent sur la frissonnante rivière nacrée par la pluie de lumière
déversée par la lune, surgissent des monstres inquiétants qui font
presser le pas. Une indicible émotion vous étreint. . Les incarcérés
poursuivent : ces enfants auraient eu peur des miliciens et se seraient
sauvés comme une volée d’oiseaux nocturnes. Qui dit vrai ? Qui ment ?
Les soldats ? Les prisonniers ? Les voisins ? Les responsables religieux
ou municipaux de la paroisse de Saint-Julien d’Arpaon à laquelle
appartient Ventajols ? Tout est opaque dans les témoignages des
protagonistes de cette nébuleuse Affaire, ténébreuse comme la vallée de
la Mimente par une nuit sans lune. Chantegrel, en prison dans le
château de Florac, surprend encore ses compagnons d’infortune et ses
geôliers. On rapporte que « Dieu lui parlait » et « que quand on
voulait lui donner à manger, Chantegrel disait : Mon Dieu,
mangerais-je ?, et répondant à lui-même, il disait : Non, Non Enfant,
mais tu prendras le pain et tu le mettras à la poche droite et non à la
gauche ». Étrange histoire de poches, du moins en apparence. Pourtant,
souvenons-nous que la sinistra – la main gauche en latin – a donné le
mot sinistre. Autrement dit, quelque chose de funeste ou qui présage un
malheur. Le pain gagnait donc à être dans la bonne poche, la poche
favorable, heureuse. Mais le pourquoi de cette abstinence commandée par
Dieu nous échappe. Les autres emprisonnés racontent avoir vu
tomber Chantegrel mais seulement dans la prison et jamais avant. Ils ont
eu oui dire qu’il avait chuté un jour dans une de ses « pièces de
terre ». Ils nient l’avoir entendu prononcer quoi que ce soit à
Ventajols. Chantegrel est déféré devant la justice, accusé de
« fait d’assemblée et de crime de fanatisme ». Finalement, il avoue
avoir prêché, mais « ne sachant qui le lui faisait faire, Dieu ou le
Diable ». L’interrogatoire de son richard de voisin, celui qui avait
permis son arrestation, apporte deux précisions. La première :
Chantegrel se serait vanté d’être un devin, « de prédire les choses
futures par la vertu du Saint-Esprit qui lui parlait ». La seconde : il
annonçait par voie de conséquence que le « Royaume des Cieux était
proche ». Autrement dit que la fin du Monde ou l’Apocalypse était
imminente… Alors ? Qui était ce Chantegrel ? Un fou ? Un aliéné au
sens propre ? Un extravagant ? Un malade ? Un égaré ? Un simulateur ?
Un escamoteur ? Un sorcier ? Un « phanatique » comme l’écrit le
magistrat qui le questionne ? Je vous laisse le choix de l’épithète.
Quoi qu’il en soit, il est condamné aux galères, mais sa peine est
commuée en détention à Montpellier pour avoir, sur serment, promis de
vivre en catholique. Face à l’épreuve, il a failli, fléchi, trébuché,
chuté : ses mains tremblantes ont laissé échapper les braises de feu.
Pour n’avoir pas « tenu à la religion » de ses ancêtres, Chantegrel
était désormais un renégat, un apostat. La rumeur publique rapportait
que, sur le Bougès, un prophète de malheur aurait dit que Chantegrel
serait bientôt condamné aux flammes de l’enfer … Alors ?
Exceptionnelle cette affaire ? Singulier ce paysan convulsionnaire ?
Depuis la fin de l’année 1685, on avait vu et entendu partout en
Cévennes des choses étonnantes et sidérantes. Les prodiges avaient été
si nombreux que leur écho avait dépassé les frontières du royaume de
France. Les Cévennes étaient devenues un pays enchanté, empli de
merveilles. A l’automne 1701, nouvelle et divine merveille, une onde de
choc avait enfiévré le pays : des hommes, des femmes, des enfants, des
vieillards disaient avoir reçu le Saint-Esprit. On connaît le nom de
ces inspirés dont le corps « caduc » exprime le mal, le malheur, la
maladie, la malédiction : Abraham Mazel, Françoise Brès, Esprit Séguier,
Jean Chaptal, Jacques et Salomon Couderc… Tous se considéraient comme
des « Enfants de Dieu », d’aucuns écriront plus tard des « fous de
Dieu »… Des hommes qui ont « tenu ». Le vent du prophétisme qui
s’était levé en hautes Cévennes à l’automne 1701 n’allait pas tarder à
souffler sur les braises d’une vieille colère, ressassée et remâchée,
allumant – au moment même où les genêts dressaient partout leur or – le
feu d’une terrible révolte, « ardente » comme le feu qui dévorait l’âme
de Pierre Chantegrel.
|