Mitterrand et les Cévennes
"La chute lente du Ventoux sur la plaine de
Carpentras, la tête ronde du Beuvray, la Loire laquée de Saint
Benoît, la roche de Solutré, la solitude de l'Aigoual sont
pour moi des points de repère plus importants que la date des
élections législatives"
"Ma part de vérité", François Mitterrand,
1969
En 2002, je découvrais, scotchée sans façon au mur d'une
cuisine cévenole, une étonnante photo. On y voyait le propriétaire
des lieux serrant la main à François Mitterrand. La scène, qui
n'avait pour témoins que deux gendarmes et quelques amis, se
déroulait au beau milieu d'un pré de la can de l'Hospitalet, ce
petit plateau calcaire situé au sud de la Lozère, entre le Mont
Aigoual, le Mont Lozère et le causse Méjean. Intrigué,
j'interrogeai mon hôte qui me raconta l'histoire du cliché. Dans
les années 70 et 80 Mitterrand séjournait régulièrement dans le
massif de l'Aigoual, ou l'accueillait un ami. Il repartait
généralement vers Paris en hélicoptère, et cette fois là son
équipe de sécurité avait choisi ce pré pour faire atterrir
l'engin, sans prévenir ni le propriétaire ni les gendarmes, qui
avaient tous accouru pour en savoir plus et avaient eu la
stupéfaction de se trouver face au Président de la République.
L'histoire, amusante, m'inspira l'écriture d'une nouvelle de
fiction. Puis j'oubliai cette aventure.
L'histoire, amusante,
m'inspira l'écriture d'une nouvelle de fiction.
Puis j'oubliai cette aventure.
Dix ans plus tard, j'eus l'occasion de passer un
peu de temps dans le village de Rousses, situé au pied du Mont
Aigoual, tout près de l'ancien lieu de villégiature du Président.
J'eus la surprise de constater que de nombreuses personnes avaient
croisé Mitterrand, de manière rapide et anecdotique, certes, mais
que ces rencontres avaient laissé un souvenir fort dans le pays. Me
revint en mémoire la petite phrase que le Président avait adressée
à son interlocuteur en lui serrant la main dans le pré de la can de
l'Hospitalet avant de monter dans son hélicoptère :
« Vous habitez un beau pays, Monsieur. Rude,
mais beau ! »
J'eus alors envie de comprendre ce qui avait bien
pu attirer Mitterrand dans notre petit pays, et ce qui s'était noué
entre l'homme, le territoire et ses habitants. En écoutant les
souvenirs des cévenols, et en les croisant avec des éléments de la
petite et parfois de la grande Histoire, je parvins à me faire une
idée sur cette question. Je vous la livre ici.
Rencontres
5 décembre 1965 : premier tour des élections
présidentielles. Charles de Gaulle, Président sortant, héros de
1940, pense l'emporter en un seul tour. A 20h30, bien avant les
résultats officiels, une estimation diffusée sur les médias
annonce qu'il serait en ballotage avec 45% des voix, suivi par
Mitterrand à 35% des suffrages. Le soir même, les résultats
officiels confirment ce classement. Quelques jours plus tard, le
second tour place le Général en tête.
Dans les semaines qui suivent, François
Mitterrand s'interroge sur l'estimation diffusée sur les médias le
soir du premier tour. Les résultats d'un vote n'avaient encore
jamais été donnés à l'avance. La technique du « sondage de
sortie d'urne », aujourd'hui classique, n'était pas encore
pratiquée en France. Son efficacité éveille l'intérêt du
candidat déçu, en vue de futures campagnes électorales. Il
aimerait en savoir plus. L'un des proches de Mitterrand, Robert
Badinter, va le renseigner : la prévision a été réalisée
par Charles Salzmann, un de ses amis.
Mitterrand demande à Badinter d'organiser une rencontre avec lui.
Celle-ci a lieu au début de l'année 1967.
Durant cette entrevue, Charles Salzmann explique à
Mitterrand comment il a mis au point ce premier sondage électoral
grâce à de nouvelles méthodes statistiques importées des
Etats-Unis. Mais ce n'est là qu'un des nombreux sujets qu'ils
abordent. A la vérité, le courant passe immédiatement entre les
deux hommes et durant 3 heures ils parlent de tout : politique,
bien sûr, mais aussi philosophie, et surtout littérature, un sujet
qui les rapprochera toute leur vie. Au détour de la conversation,
Charles Salzmann raconte au Président qu'il passe ses vacances à
Massevaques, un petit hameau perché sur le flanc nord de l'Aigoual,
où il a quelques années auparavant acheté une maison.
Voilà comment il raconte la suite de l'histoire :
« Un soir de ce même été, vers 19
heures, on sonne à la porte de la cuisine de ma maison cévenole, où
nous nous apprêtions à dîner. C'était François
Mitterrand. "Je passais par là avec quelques amis. Je me suis
souvenu que vous y aviez votre maison. J'ai souhaité vous dire
bonjour... j'espère que je ne vous dérange pas". En fait, il
avait voulu voir comment je vivais et ainsi mieux apprécier qui
j'étais. Ce qu'il vit de ma vie simple, élémentaire, dans ces
merveilleuses Cévennes, un des endroits les plus beaux du monde, dut
lui plaire; Toujours est-il qu'il prit ensuite l'habitude d'y venir
passer quelques jours, presque chaque année, et même bien après
être devenu président de la République.»
Rapidement,
Massevaques devient un lieu important et un rendez-vous régulier
pour Mitterrand. Il y vient au moins une fois par an, plus lorsqu'il
le peut. Il profite parfois d'un des week-ends prolongés de mai,
accourant après avoir assisté aux cérémonies commémoratives. Le
plus souvent il vient à l'automne, l'une des plus belles saisons qui
soit sur les flancs de l'Aigoual.
Beaucoup d'aspects de ce petit pays lui plaisent
profondément. Avant tout, la nature.
« Au spectacle de la nature il m'arrive
souvent de vivre ces moments de bonheur où l'on s'arrête et dit :
c'est le plus bel endroit du monde. La terre, notre amie, prodigue
ses merveilles. Je la contemple depuis l'enfance sans épuiser jamais
cette faculté d'étonnement qui naît de la beauté et qui donne
l'obscure envie de remercier quelqu'un. ».
Voilà sans doute la première chose que
Mitterrand vient chercher sur les flancs de l'Aigoual : la
nature sauvage. Massevaques est entouré d'immensités désertiques
d'où ne parviennent que le brame du cerf à l'automne, et parfois le
grondement lointain du Tapoul en crue. Un peu plus loin, le Causse
Méjean et les crêtes schisteuses des Cévennes offrent une
fabuleuse diversité de territoires sauvages.
Mitterrand aime particulièrement les forêts.
« Mon itinéraire de vie me conduit, me
ramène de la forêt des Landes à celle du Morvan.
Quand un voyage me le permet, je n'oublie jamais le détour par
Tronçais, par Bellème ou par la Margeride. Selon l'humeur, c'est
Rambouillet que je préfère, quand ce n'est pas une autre, toutes
les autres, Chantilly ou Fontainebleau, la Sologne de mes ancètres
ou la Double de mon enfance. On composerait un poème à tracer sur
le papier le nom, simplement le nom, des forêts de Chaource et de la
Dombe, de Brocéliande et de la Chaise-Dieu. Ce que j'y trouve, il me
faudrait de longues heures pour l'exprimer en quinze lignes. »
Il est étonnant de constater que dans ce texte
Mitterrand n'évoque pas les forêts de l'Aigoual, profondes et
magnifiques, au cœur desquelles il passera beaucoup de temps, à
marcher mais aussi à chercher des champignons, dont il est
particulièrement friand. Il est d'ailleurs amateur de tous les
produits de la nature (« Papa avait rencontré Mitterrand
qui cueillait des fraises vers Cabrillac »), dont la
récolte silencieuse et contemplative est en elle-même ressourçante.
C'est souvent au cœur de la nature, en Cévennes
et ailleurs, que Mitterrand viendra chercher le calme et
l'inspiration avant les nombreux moments difficiles de sa carrière
politique.
De ces immersions il sortira souvent conforté, renforcé, prêt à
affronter les épreuves.
***
Mitterrand monte d'un pas tranquille mais assuré
vers le sommet d'une colline. Derrière lui, des personnalités
politiques et des journalistes le suivent avec peine, crachant leurs
poumons. Au loin, des paysages somptueux de vignobles et de crêtes
calcaires.
La télévision nous a souvent montré ces images.
L'ascension rituelle de la roche de Solutré
fût parfois présentée comme une tradition folklorique ou une
stratégie de communication. Ce rituel avait pourtant un sens réel
pour Mitterrand car depuis toujours il aime profondément la marche.
Elle lui fait un bien physique tant qu'intellectuel.
« Une bonne partie de l'après-midi j'ai
marché droit devant moi à perte de ciel et de terre. Je respirais
un air léger, brûlé, qu'embaumaient les herbes balsamiques (on
retrouve leur odeur dans le lait des brebis). Au dessus du Rajal del
Gorp un épervier planait. J'ai suivi la trace de la transhumance le
long de pistes rectilignes qui, soudain, bifurquaient parmi les
archipels de roches sculptées par l'érosion. Je m'émerveillais de
fouler ce fonds des mers qu'un lent mouvement du feu central a
soulevé jusqu'à mi-chemin de l'espace et je l'apostrophais. O !
terre, si précieuse, si précaire. Si nous n'y prenons pas garde
elle va nous manquer sous les pieds. »
Les flancs de l'Aigoual, et au delà les Cévennes
et les Causses environnants, offrent à Mitterrand un inépuisable
terrain pour assouvir son besoin de marche. Il parcourt les alentours
en tous sens, parfois seul, souvent accompagné de Salzmann ou de
quelques amis. L'une de ses promenades favorites consiste à
descendre déjeuner à l'auberge des Vanels. Le chemin, grandiose,
monte au Prat du Théron (le col qui domine Massevaques), puis
redescend vers le serre de combe-calde et le col de Peyrerol,
traverse le hameau de Montcamp et rejoint les Vanels par le ravin de
canto-loubo. Deux heures de marche pour se mettre en appétit. Cet
itinéraire, Mitterrand l'a si souvent emprunté qu'il reste dans les
mémoires des cévenols comme « Le chemin de Mitterrand ».
***
Et puis il y a les paysans cévenols. Mitterrand
est d'origine rurale, il en est fier et l'évoque régulièrement
dans ses livres : « Il faut naître en Province et
toucher aux racines pour comprendre d'instinct les relations des
sociétés humaines et du sol où elles vivent ».
Quand il parle de la campagne française, son ton est toujours
lyrique : « Les champs s'étalaient, gras et vides,
mûrissant, sous les haleines de l'hiver, des naissances secrètes.
Des villages blanc et gris séparaient les chemins et les hommes,
nonchalamment, sciaient leur bois devant les portes, s'interpellaient
en quête des nouvelles de la nuit, poussaient en douceur sur les
pédales des bicyclettes ».
Dans les années 60 en Lozère, l'un des
départements les plus ruraux de France, et particulièrement sur les
flancs de l'Aigoual, la société moderne ne s'est pas encore
vraiment installée. La vie ressemble encore à celle du XIXème
siècle. Le rapport à la terre n'a pas été modifié par les
nouvelles formes d'agriculture qui valorisent les meilleures terres
en abandonnant les autres. Ici le paysan travaille à son rythme,
entretenant la moindre parcelle, montant des murettes et amenant
l'eau sur de lointains versants. Mitterrand aime prendre du temps
avec ces gens ancrés dans le concret, enracinés à leur terre. Leur
bon sens, leur simplicité font du bien à l'homme politique, souvent
empêtré dans des situations complexes, des rapports de force et des
manigances. On peut réellement penser que cette affection que porte
Mitterrand au monde agricole a, des années plus tard, joué un rôle
dans l'engagement qu'il prit – et tint - d'annuler le projet
d'extension du camp militaire du Larzac. A chacun de ses passages sur le contrefort du Mont
Aigoual, Mitterrand coule des jours tranquilles.
La maison de Charles Salzmann est une bâtisse
cévenole traditionnelle, dont il a conservé le cachet d'origine,
avec ses vieilles poutres en bois taillées à la hache, les vieilles
portes, les contrevents... Il y règne une atmosphère d'autrefois,
rustique et ancrée. On s'y chauffe au bois. Il n'y a pas le
téléphone. Pour entrer en contact avec le monde, l'illustre hôte
doit faire comme tout le monde : se rendre chez une voisine, Mme
martin, qui possède la seule ligne du village. La tranquillité du lieu est propice à la
réflexion et à l'écriture. Mitterrand rédigera plusieurs
chroniques pour "L'unité"
sur la table de la cuisine. A côté de l'habitat, il y a une clède,
restaurée en petit hébergement secondaire. C'est là que loge
Mitterrand.
De ce pied à terre fiable et agréable, il mène
sa découverte du pays. Il rencontre les habitants de Massevaques. Il
s'intéresse à leur travail, il pose des questions. Parfois, il
prend quelques photos, qu'il leur envoie ensuite.
Il se lie plus particulièrement avec quelques
paysans. Il y a Fernand Couderc, le berger transhumant, qui monte
chaque été ses brebis depuis la plaine jusqu'à Massevaques.
Mitterrand le rejoint parfois "garder" un moment avec lui,
au pré appelé "quarante nuech", au dessus du hameau.
« Chaque année, Mr Couderc, il nous
disait "Ah, mais il m'a fait sa visite, et puis il vient souvent
me voir. J'aime bien parler avec lui". Ils
parlaient de la pluie et du beau temps, je crois, et ils parlaient un
peu de tout, je pense. »
« Un jour qu'il était avec Fernand, une
brebis a fait un petit agneau. Mitterrand a regardé la brebis,
l'agneau, et tout ça. Quand il est parti, Fernand Couderc a gardé
cet agneau et l'a appelé François. L'année d'après, quand Mr
Mitterrand est revenu, il est remonté voir Fernand. Il lui a demandé
à voir l'agneau. Fernand est allé dans le troupeau, y avait
peut-être 1500 eu 2000 brebis, et il lui a ramené son François.
Mitterrand a regardé comment il avait grossi, tout ça.
Mais Fernand n'a jamais osé lui dire comment il l'avait appelé. »
Mitterrand invitera un jour Fernand à une
réception officielle à Florac. N'étant pas très au fait du
protocole, celui-ci ne jugera pas utile de se munir de son
invitation. Lorsque le service de sécurité la lui demandera à
l'entrée, il sera surpris. Il expliquera longuement : "Mais
enfin, je suis le berger de Massevaques, Mr Mitterrand m'a invité !"
jusqu'à ce qu'on le laisse finalement entrer.
Il y a aussi Maurice et Marguerite Gout, couple
d'agriculteurs de Montcamp, ce petit hameau situé sur le sentier qui
descend de Massevaques aux Vanels.
« La
première fois qu'on l'a vu, il était avec Monsieur Salzmann. Ils
descendaient à pieds aux Vanels et ils passaient sur le chemin au
pied de la maison. Il m'a fait un signe de la main, il a juste dit
bonjour, comme ça. Il n'était pas encore Président mais on l'avait
souvent vu à la télé. Quand je l'ai reconnu, ça m'a surprise.
J'en ai été émotionnée ! »
Une conversation clairsemée s'engage. Mitterrand
pose quelques questions sur les bâtiments, les outils agricoles.
Cette première entrevue n'est pas longue, mais les Gout le reverront
souvent car la descente aux Vanels devient rapidement une étape
incontournable des séjours de Mitterrand.
« Il passait toujours vers midi. A cette
heure là on était souvent par là, autour de la ferme, alors on ne
pouvait pas le rater. »
Chaque fois Mr Gout offre l'apéritif à son hôte
illustre. Il ne se verse qu'une goutte de pastis, juste « pour
troubler un peu l'eau ».
Et puis, au delà des environs de Massevaques,
Charles et François sillonnent les petites routes des Cévennes.
Charles Salzmann est propriétaire et conducteur d'une 2 CV
camionnette, et c'est dans ce véhicule bien peu protocolaire
(pourtant connu dans le monde entier, et véritable ambassadeur de la
France !) que Mitterrand réalisa la plus grande partie de ses
déplacements motorisés en Cévennes.
***
A force de bouger, sans chercher à se cacher,
Mitterrand rencontre inévitablement des gens. Le pays est plein
d'anecdotes croustillantes.
Yvan est à la chasse. La cartouchière en travers
du torse, il avance sur un sentier des environs du Pompidou.
Au loin, un petit groupe de trois ou quatre personnes vient à sa
rencontre. Ils se croisent avec les politesses d'usage. Quelques
mètres plus loin, Yvan a comme un doute. Il s'arrête, se retourne,
et lance :
Une courte conversation s'engage, les hommes
partagent des châtaignes à la pointe de l'opinel.
Autre rencontre de chasse. Gérard Serrière est à
la recherche d'un de ses chiens qui est tombé dans le lit du Tapoul.
En remontant à Massevaques, il croise Mitterrand qui est à la porte
de la maison de Salzmann, et lui dit : « Vous êtes
trempé, vous allez prendre froid, il faudrait vous changer ».
Il l'invite à rentrer et lui prête des habits secs.
Chacune de ces rencontres laisse un souvenir très
fort dans la mémoire de ceux qui les ont vécues. Mais il arrive que
l'illustre visiteur ne soit pas reconnu. Un jour, une femme du pays
interpelle Mitterrand alors qu'il passe dans la 2 CV de Salzmann :
- Ah, Monsieur, vous savez que si vous ne rouliez
pas dans une 2CV, on pourrait vous prendre pour François Mitterrand,
c'est incroyable comme vous lui ressemblez !
Mitterrand, fidèle à lui-même, ne répond pas,
laissant planer le doute.
Autre jour, autre lieu : un incendie de forêt
gronde au col du Marquairès. Les pompiers de Florac sont montés. Un
homme est là, il essaye de leur donner un coup de main. Un des
pompiers l'observe et tout d'un coup s'énerve : « Qui
c'est cet empoté, là, qui sait pas sortir le tuyau ?".
Mitterrand ne semblait pas très doué pour jouer les pompiers.
Ailleurs encore. Un
gars monte en voiture vers
Cabrillac. Un homme, en panne
sur le bord de la route avec
sa femme, l'arrête et lui
demande :
- Pourriez-vous
m'emmener chez madame Ansot
pour que je puisse appeler un réparateur ?
- Bah, attendez, on va
essayer de regarder ça, d'abord !".
En soulevant le capot
le gars le dévisage et il dit :
- Mais, je vous
connais, vous, je vous ai vu quelque part ?
- C'est possible, c'est
très possible !
Le gars replonge dans
le capot pour en resurgir aussitôt :
- Mais nom de dieu de
nom de Dieu, je suis sûr que je vous ai vu quelque part !
La scène se répète.
Lorsque, malgré son trouble, le gars réussit à réparer la
voiture, l'homme lui dit : "Je vous remercie, arrêtez-vous donc
chez madame Ansot, on boira un pot !"
Arrivé chez madame
Ansot, il lui raconte "Je me suis arrêté pour dépanner un
Monsieur qui était en panne !" Madame Ansot lui répond
"Mais c'était Monsieur Mitterrand ! »
Le gars,
paraît-il, s'est
trouvé tout bête,
il n'a pas osé boire un coup avec lui, il est parti en douce !
Autre souvenir : « Il y avait
ce gars qui habitait dans un tipi, là-haut à Montcamp... Un
prof de philo. C'étaient des gens un peu marginaux, un couple, ils
ont eu un bébé qui est né là-haut, parce qu'aucun docteur n'a
voulu y aller et elle ne voulait pas aller à la clinique, mais ça
ça n'a rien à voir. Un jour ils étaient là-haut et Mitterrand est
passé. Après le gars il a dit à ceux de montcamp : Ya un gars
qu'est passé, vraiment on aurait dit Mitterrand ! Hé ben oui,
c'était lui, a répondu Mr goût. Le gars était sidéré. »
La famille
De temps à autres, Mitterrand vient à
Massevaques accompagné d'une femme. Il la présente comme sa
secrétaire. Les gens du pays le croient volontiers : pourquoi
en serait-il autrement ? Il s'agit en fait de la seconde femme
de sa vie, Anne Pingeot. Leur relation est à l'époque encore
inconnue des français, ils ne se voient que dans des lieux
discrets.
Massevaques constitue l'un des écrins de tranquillité dans lesquels
il peuvent vivre librement de courts fragments de cette vie cachée.
« Cette fois là j'étais dans le jardin,
et puis mon mari était en train de faire un mur. J'entends le chien
aboyer. Je regarde, j'arrive avec le tablier, j'avais une salade
dedans. Je vois Mr Salzmann qui me dit "Madame Gout, voici
Monsieur Mitterrand". Il y avait aussi cette petite. Elle avait
5 ou 6 ans ? Mon mari les a invités à boire l'apéritif, la
petite a bu un sirop. »
Mazarine accompagne
plusieurs fois ses parents à Massevaques. Au début des années 80
les français ne connaissent pas encore son existence et les
habitants des environs sont parmi les premiers à la rencontrer, bien
avant que les médias ne racontent son histoire. Ils la considèreront
tout d'abord comme « la fille de la secrétaire », car
c'est ainsi que son père la présente. Personne ne remet en cause
cette version somme toute plausible, jusqu'à ce que...
Un jour, alors que
Mazarine a 3 ou 4 ans, un des habitants de Massevaques surprend une
conversation entre elle et Mitterrand. Au détour d'une phrase, il
entend distinctement la fillette prononcer les mots « Dis,
papa... ». Très surpris, il s'en ouvre à ses voisins :
« Me saïd pas ? Ieu
ditch papa ! »
« Après, ça s'est répété
dans le village et à partir de ce moment ils se sont doutés de
quelque chose. [Une habitante] m'a dit : " Tu
vois cette Mazarine ? Elle est superbe. C'est la fille à
François Mitterrand ! "»
Passées les interrogations, la présence de
mazarine devient habituelle aux gens du pays.
« Une fois ils se sont arrêtés devant
la maison parce que Monsieur Salzmann il voulait prendre son miel,
qu'il prenait chez nous. Dans la voiture il y avait la petite
Mazarine ainsi que la maman, Mme Pingeot.»
Mazarine semble tout à fait à son aise dans la
nature cévenole.
« Une fois, elle avait 7 ou 8 ans. Quand
elle est arrivée à Montcamp elle avait le visage tout barbouillé
de myrtilles. Mitterrand a dit à Mme Pingeot, la secrétaire, la
mère de la petite, de la laver avant de repartir. Je
lui ai donné une cuvette, et elle lui a nettoyé le visage sur un
coin de la table de la cuisine. »
« Une fois, on avait une chatte sur le
balcon, qui avait des petits. Il y en avait un tout blanc et Mazarine
le voulait. Quand ils ont eu mangé aux Vanels, Mitterrand a envoyé
son chauffeur avec Mazarine, pour venir le chercher. Mais le petit
chat blanc on ne savait pas ou il était passé, alors elle a pris un
blanc et noir. On l'appellait Zaza. Alors le petit chat est parti à
Paris. Mais il est pas resté chez Mitterrand, c'est
Madame Salzmann qui l'a gardé, et chaque fois qu'elle venait à
Massevaques elle amenait zaza, et elle venait nous le faire voir.
Elle l'a gardé 14 ou 15 ans. »
Dans le pays, on résume
cette aventure avec fierté : "Ya un chat de Montcamp qui
s'est établi à l'Elysée !" Et on ajoute : « Si
elle revient dans le coin, j'ai des petits chats, si elle veut pour
ses enfants je peux lui en donner un. […] Moi je
crois qu'elle reviendra. »
Charles Salzmann
C'est pendant la seconde guerre mondiale que
Charles Salzmann a fait connaissance avec les Cévennes. Comme de
nombreux autres juifs, il est venu avec sa famille se mettre au vert
dans ces petites montagnes si propices à la discrétion. Il en a
gardé une tendresse pour ce pays et ces habitants qui l'avaient
aidé, et dès qu'il pourra, il y achètera le pied-à-terre de
Massevaques.
Dès le début des années 70, Salzmann devient
l'un des proches de Mitterrand, qui lui demande de le conseiller sur
les aspects liés à l'image et la communication. Mais la relation
qui s'installe entre eux dépasse largement le cadre professionnel.
Anne Pingeot n'est enceinte que de cinq mois lorsque Mitterrand lui
apprend, comme à quelques très rares intimes, qu'il attend un
enfant avec une autre femme que la première dame de France. Et puis
il y a toute la singularité de la relation champêtre qui se noue en
Cévennes.
« Notre amitié fut ainsi colorée par
nos conversations lors de longues marches dans les drailles, dans
l'odeur des genêts et la recherche de cèpe. Le soir, devant un feu
de hêtre, grillant des châtaignes, nous avons appris à vraiment
nous connaître... du moins les événements de nos vies respectives,
car il fut, et est resté, considérablement secret. »
Politiquement, Charles et François sont d'accord
sur presque tout, mise à part la relation avec le parti communiste.
Salzmann, farouchement antisoviétique, pense qu'il faut s'en tenir à
l'écart, alors que Mitterrand souhaite s'en rapprocher pour
augmenter ses chances aux élections présidentielles de 1974.
"Je me souviens [en 1974] d'une matinée
de vacances dans les Cévennes. Il [Mitterrand] passait quelques
jours chez moi et m'avait demandé de le conduire à mon reboisement,
près du Pompidou (eh oui, la vie a de ces ironies !). Je conduisais
ma camionnette 2 CV qui sentait bon le bois de hêtre et les
genêts séchés que nous avions ramassés la veille pour alimenter
la cheminée. Le soleil éclatant des matins cévenols m'emplissait
comme toujours d'une joie déchirante. J'avais au coeur un sentiment
de gratitude que la nature fût si belle. Nous roulions en silence
sur ces routes de montagne à lacets serrés, à travers le violet
des bruyères et le gris des schistes. Mitterrand, d'une voix douce,
me demanda si je le pensais si naïf ou manquant de caractère pour
se faire berner par les communistes, un nouveau Kerenski en somme ?
Je l'assurai de ma confiance, mais j'ajoutai : 'Je crains qu'une fois
que vous les aurez installés au pouvoir avec vous, et si vous ne
faites pas leur politique, ils ne vous fassent subir le sort de
Bernes et Masaryk'"
Ce différend, discuté sur une route des
Cévennes, est suffisamment profond pour que Salzmann décide de ne
pas assister Mitterrand dans sa seconde campagne présidentielle. Le
19 mai 1974, Mitterrand est finalement devancé par Valéry Giscard
d'Estaing, au cours du scrutin le plus serré de la Vème république.
Qui sait si, avec les conseils de Salzmann, il n'aurait pas gagné le
1% de voix qui lui manquèrent ce jour là ?
Cette mésaventure n'obscurcit pas les relations
entre les deux hommes. Mitterrand continue ses voyages à
Massevaques. Dans les années qui suivent, Salzmann finit par se
ranger au point de vue de Mitterrand concernant le PC, et il décide
de l'aider en vue de l'élection de 1981. Les séjours cévenols
s'émaillent de moments de réflexion et de travail destinés à
affiner les stratégies de communication.
En août 1980, Salzmann écrit à Mitterrand
depuis Valleraugue : "Cher François, espérant que vous
passez de bonnes vacances, je pense évidemment à vous, alors que je
contemple le bas des 4000 marches, n'osant vraiment pas me lancer
dans une ascension - où pourtant je perdrai deux kilos".
Après cette aimable introduction cévenole, Salzmann dévoile à
Mitterrand ses pronostics concernant l'élection à venir. Il lui
affirme que s'il joue finement, il battra Giscard au second tour par
52% des voix contre 48%.
Salzmann va même au delà de la statistique : il
prodigue des conseils. Si Mitterrand veut atteindre ce score il doit
avant tout travailler son image, qui est encore celle d'un "ambitieux
trop habile". Dans une note de novembre 1980, il lui suggère
de mettre en avant trois aspects de sa personnalité :
"Terrien : homme de terre, racines
paysannes.
Force intérieure : médite longuement, s'isole
face à la nature, puise dans l'idéal un surcroît de force.
Volontaire : s'est évadé trois fois,
la troisième fois fût la bonne. Il en sera de même pour les
présidentielles."
Il est révélateur de constater combien les deux
premiers de ces traits sont en prise directe avec ce que Mitterrand
vient chercher au contact des Cévennes et de ses habitants. Sans
doutes ses séjours à Massevaques vont l'aider à endosser encore
mieux ce personnage, qui lui correspond intimement mais qu'il a
besoin de mettre en scène pour que les français reçoivent
parfaitement le message.
Un peu plus tard, en février 1981, Salzmann fait
évoluer « force intérieure » en « force
tranquille ». Ce slogan, on s'en souvient, a marqué les
esprits, et tint probablement un rôle dans la victoire.
Après son accession à
la Présidence, Mitterrand propose à Salzmann un poste de conseil en
sondages et communication. Celui-ci accepte. Pendant huit années, il
assistera le Président en France et dans de très nombreux pays où
il l'accompagnera à l'occasion de voyages officiels. Il rencontrera
de nombreux grands de ce monde. Il quittera finalement le poste de
conseiller en 1989, estimant avoir apporté ce qu'il pouvait à la
présidence. Pour le remercier, Mitterrand le nommera à la
Présidence du conseil d’administration de la Société
concessionnaire française pour la construction et l’exploitation
du tunnel routier sous le Mont-Blanc.
Mitterrand président
Le 10 mai 1981, Mitterrand devient Président de
la République, avec 51,76% des voix. A 0,24 % près, Salzmann a
vu juste : la force tranquille l'a emporté !
Pour les cévenols qui l'ont rencontré et sont
fiers de le connaître, c'est une grande surprise, un vrai bonheur.
« J'ai jamais pris qu'une cuite, c'est
celle-là, c'est le jour qu'il a été élu Président. La seule et
unique. J'en ai pas fait avant, j'en ai pas fait après. Une cuite,
une vraie ! »
Le nouveau Président ne modifie pas pour autant
son habitude de venir régulièrement en Cévennes. Lors du séjour
qui suit son élection, il croise Mr Gout de Montcamp. Ils se
connaissent depuis longtemps, mais celui-ci, impressionné, lui
demande :
- Mais comment je dois vous appeler, maintenant ?
- Comme avant, tout simplement. Appelez-moi
Monsieur Mitterrand, répond l'intéressé.
Son nouveau statut complique quelque peu les
choses. Un Président de la République ne peut pas se déplacer
seul. A chacune de ses visites, deux grosses voitures grises sont
garées en permanence dans massevaques, de part et d'autre de la
maison où il loge. Dedans, des agents de sécurité veillent.
« Ils n'étaient pas abordables,
les gardes du corps. […] Un jour, papa avait parlé à un garde, il
lui avait dit « Alors, on vient faire la visite annuelle ? ».
Il était monté dans sa voiture, il voulait pas [lui] parler. On
sentait qu'ils avait l'ordre de ne pas... »
Les grosses voitures grises parcourent à toute
vitesse les petites routes des Cévennes pour préparer ou sécuriser
les déplacements du Président. Elles attirent d'ailleurs beaucoup
plus l'attention que ne le voudrait le Président lui-même : le
moindre déplacement donne lieu à une étrange procession que les
gens du pays observent avec amusement. La 2CV de Monsieur Salzmann
ouvre la route, avec le Président à la place du mort. Arrive
ensuite la voiture officielle, occupée par le seul chauffeur. Le
convoi est cloturé par le 4X4 des gardes du corps.
Pour rallier les Cévennes, il a cependant
régulièrement recours à un véhicule plus voyant : l'hélicoptère,
qui lui permet de gagner un temps précieux sur un planning très
chargé.
« Un jour il était là, à Montcamp,
comme d'habitude il avait bu l'apéritif, avec un millimètre de
pastis au fond du verre. A quatre ou cinq heures il prenait
l'hélicoptère à Perjuret. Et le lendemain on l'entendait à la
radio, il dinait à Berlin. »
A chaque arrivée, l'ami Salzmann est là, pour
recevoir son invité au pied de l'hélicoptère et l'emmener dans sa
2CV.
Les lieux de dépose ou de départ changent
régulièrement, sans doute au gré des objectifs, ou pour des
impératifs de sécurité. La can de l'Hospitalet, ce plateau
désertique tout proche, constitue un terrain idéal pour accueillir
relativement discrètement cet engin bruyant et son illustre
passager.
« Des amis à nous, les Blachère,
étaient assis sur des fauteuils pliants [sur la can de
l'Hospitalet]. Ils te voient cet hélicoptère et ils se
disent « Qu'est-ce-qui se passe ? ». Tac ! Ils
te voient mon Mitterrand qui descend !».
Souvent, les autorités locales ne sont pas
averties, ce qui donne lieu à des scènes cocasses. « La
haut au dessus il y avait un hélicoptère posé dans une prairie.
Les pales tournaient encore. En passant en voiture les
gendarmes l'ont vu et ils étaient pas au courant. René, le
beau fils des Martin de Carnac, qui était gendarme, est descendu
pour aller voir. La porte s'ouvre, quelqu'un descend. Et puis ils
tombent nez à nez avec Mitterrand, alors ils ne savaient plus
comment faire. « Il m'a tendu la main, j'ai serré la main »,
mais il savait pas s'il devait le saluer militairement.»
Une autre histoire du
même type est évoquée en introduction. Les gendarmes de
Barre-des-Cévennes avaient aperçu l'hélicoptère de loin.
Accourant sur la can de l'Hospitalet pour vérifier que rien
d'anormal ne se passait, ils étaient tombés sur leur chef suprème
et, comme le raconte avec humour l'agriculteur propriétaire des
terres, étaient restés pétrifiés au garde-à-vous sans oser
broncher. Depuis, lorsque madame demande « Où sont les bêtes,
que j'aille les nourrir ? », monsieur répond parfois « Au
pré à Mitterrand ».
Le Président doit également rester joignable à
tout instant. En cas d'urgence nationale, comme un accident nucléaire
ou une déclaration de guerre, il serait très gênant que l'on
n'arrive pas à l'avertir ! La ligne téléphonique de Mme martin ne
doit plus inspirer une confiance suffisante à l'équipe chargée de
suivre le Président car lors de chacun de ses séjours, un véhicule
de transmission bardé d'antennes est installé sur les hauteurs de
Massevaques, prêt à établir une liaison radiophonique avec
l'Elysée.
« Une fois il y a eu une réunion des
Ministres à Massevaques. Il y a deux ou trois ministres qui sont
venus, c'est à dire qu'il y avait plusieurs hélicoptères qui ont
circulé. Et notamment il y avait Georgina Dufoy. Moi je l'ai revue,
je lui ai parlé, ensuite. Ben oui, parce qu'elle était de Nîmes ! »
Même la traditionnelle descente à l'auberge des
Vanels se complique. Une voiture grise rôde à l'avance dans les
environs puis attend les marcheurs à mi-parcours, à Montcamp, pour
vérifier que tout est en ordre. Un agent de sécurité les suit de
loin sur le sentier. Ces mesures de sécurité restent, malgré tout,
assez peu contraignantes, sans doute insuffisantes pour réellement
protéger le Président d'une attaque bien préparée sur cet
itinéraire qu'il emprunte régulièrement, et sur le bord duquel il
aurait été si facile à un tireur isolé de se cacher.
A l'auberge, deux agents mangent à sa table avec
sa famille et ses amis. Avant la fin du repas, ils sortent voir si
tout est en ordre.
Mitterrand et les cévenols
Dans sa vie publique, Mitterrand met sans états
d'âme la puissance de la parole au service de ses ambitions. Pour
séduire, punir, récompenser, forcer, il n'hésite jamais à parler
de manière lyrique ou grandiloquente, mais également à mentir, à
travestir, à omettre, à laisser croire. « Le président
veille toujours à rester insaisissable. Il ne fait jamais ce qu'il
dit. Il ne dit jamais ce qu'il fait. Il ne se dévoile que très
rarement, et à bon escient. Entre-temps, il se barricade avec soin
derrière les silences, les amphigouris ou les contrevérités qu'il
profère, avec une tranquille effronterie, pour brouiller les
esprits »
Lorsqu'il est en Cévennes, il est tout le
contraire : il ne cherche plus à embrouiller ni à manipuler
ses interlocuteurs.
« Il
parlait pas beaucoup, il « allongeait » pas. Il répondait
aux questions, oui, non, comme ça, mais pas trop plus. »
« Il
était pas imposant. Il était pas bavard, il disait rien. Il
répondait, mais c'était pas une grande gueule, quoi. »
C'est bien simple, en Cévennes il ne parle
presque plus. Lorsqu'il rencontre des cévenols, le plus souvent, il
se contente de répondre aux questions. Et si parfois il en pose
quelques-unes lui-même, elles portent sur des sujets anodins :
la météo, la prochaine récolte, la manière dont poussaient les
patates. Les
conversations, en apparence banales, démarrent
par les petites nouvelles de la vie et s'épuisent
rapidement, en « oui » songeurs adressés à personne.
« Et
nous, on lui a peut-être pas tellement parlé non plus, sans doute.
Si on avait su qu'il serait président après, on lui
aurait peut-être plus parlé, qui sait ? Mais on savait pas ! »
« Il
ne parlait pas beaucoup. Nous non plus. Peut-être qu'on ne lui
parlait pas plus que ce qu'il fallait. On était quand même
impressionnés,
parce que c'était quand même pas le commun des mortels. Mais il te
faisait pas de réflexions. »
En face de
ce personnage taciturne, les cévenols n'en disent guère plus. Ils
ont certes la parole rare de nature, mais ils sont également
impressionnés par le personnage. Dès ses premiers séjours
cévenols, dans les années 60, il est célèbre : il a déjà
été député, sénateur, premier secrétaire du parti socialiste,
plusieurs fois ministre, et deux fois candidat à la Présidence
(1965 et 1974), excusez du peu ! Les gens n'osent guère mener
la conversation plus avant que ce que lui-même décide. Il règne
donc une certaine « entente du silence » entre Mitterrand
et les cévenols.
Ce caractère plutôt « taiseux » des
habitants des environs fait l'affaire de l'homme public, qui tient à
sa tranquillité. "Les habitants de Massevaques ? Ils étaient
muets comme des tombes !", raconte une habitante de Rousses.
Lorsque des journalistes viennent les interroger pour essayer
d'obtenir des informations sur l'illustre visiteur, ils doivent se
contenter d'informations très imprécises, quand on ne leur répond
pas carrément : "Mitterrand ? Non non, il n'y a
personne de ce nom là par ici !"
La capacité
à tenir sa langue est d'ailleurs une fierté locale. « En
Cévennes, à l'époque, les gens quand ils
tenaient un secret, attention, hein, c'était
top secret. Ce serait impensable aujourd'hui, il y
aurait France machin et 40.000 journalistes... Ce silence, c'est
historique. Ici il y a toujours eu des gens qui ont caché des juifs,
qui pendant la guerre n'ont pas dénoncé les autres... je pense que
ça tient à ça ! »
Taiseux pour
taiseux, dans les rares échanges entre Mitterrand et les cévenols,
un sujet, en particulier, est toujours soigneusement évité :
«On lui parlait pas de politique, parce que
lui il faisait de la politique à une échelle autre que la nôtre.»
Les Cévennes
sont, traditionnellement et depuis « toujours », acquises
à la gauche. On aurait pu imaginer que les discussions politiques
iraient bon train entre les cévenols et cet homme qui portait leurs
idées au plus haut niveau. Mais Mitterrand vient en Cévennes
précisément pour s'éloigner de la politique. Ceux qui l'ont
approché ont rapidement compris qu'il n'était pas opportun de
s'aventurer sur ce terrain.
Parfois,
abandonnant pour quelques instants sa réserve, le futur Président
se laisse aller à un trait d'humour :
« De temps en temps, il parlait avec un
petit sourire. Ca voulait sans doute dire quelque chose. Une fois y
avait mon beau frère par les escaliers. Il faisait bien chaud, alors
il avait quitté le chapeau et il le tenait à la main. Mitterrand
lui a dit : "Monsieur, couvrez vous, couvrez-vous. C'est pas
parce que je suis là que vous devez enlever le chapeau !"
(rires) »
En de rares occasions, le contact se fait plus
familier, et fait la fierté de ceux qui le vivent :
« C'est pas de l'orgueil, je n'en ajoute
pas. Un matin, j'avais 17, 18 ans, je vais chez Monsieur Salzmann (je
faisais des ménages chez lui) et il me dit « Tu vas déjeuner
avec nous » (il me tutoyait). Je dis « Non merci ».
Alors Mitterrand avait dit « On t'a gardé des éclairs au
chocolat ». J'avais eu droit à mon éclair au chocolat au
petit dej'. Ca m'est resté, ça ! Une fois, en revenant de
travailler chez les Salzmann, il n'y avait personne pour me
redescendre, et je suis descendue avec les gardes du corps. Arrivée
à Rousses, il y avait madame M. devant la porte, qui pensait
qu'il y avait Mitterrand qui allait passer. Mais c'était
moi ! Je lui faisais bonjour. On en a bien ri de ça !
[…] A Noël il m'envoyait des chocolats. Chaque fois
c'était signé Mitterrand et Salzmann »
Si
la parole qui lie
Mitterrand aux cévenols est rare, elle est constante et fidèle.
Chaque
fois qu'il le peut, Mitterrand repasse visiter ses principaux
interlocuteurs, leur témoignant ainsi sans ambiguïté l'intérêt
et l'affection qu'il leur porte. Les cévenols sont sensibles à
cette fidélité. Et
puis, ils apprécient sa simplicité.
Quand il est à Massevaques, François Mitterrand
redevient un homme ordinaire. Ce qu'il souhaite avant tout, c'est
vivre normalement, loin de l'étiquette. Il côtoie sans cérémonie
les habitants des environs et il vit leur vie.
« Quand il allait manger aux Vanels il ne
se faisait pas mettre à part, il mangeait dans la salle, avec tout
le monde. Il avait dit à la patronne "Vous me mettez avec tout
le monde." »
« Il aimait beaucoup les champignons,
alors elle lui en faisait souvent. Il lui disait "O, vous m'avez
gâté avec ces champignons". C'était des Cèpes, en Cévennes
quand on parle de champignon c'est les cèpes. »
« Ou je l'avais admiré, c'était avec le
saucisson. Il y avait un gros saucisson, un jésus, comme on appelait
ça ici. Il s'était coupé une tranche, deux tranches, il les a
mangées comme ça, avec ses doigts, sans regarder s'il y avait une
serviette pour s'essuyer ! »
« Il était simple, gentil. Il ne faisait
pas de complications. »
« La seule chose importante, dans une
auberge, c'est la cuisine. Si les gens ils aiment pas la cuisine, ils
reviennent une fois, mais pas deux. Lui, il revenait à chaque fois »
« Il passait avec un pantalon en velours,
il passait pas en costume. Comme vous et moi, quoi. »
«Quand il était là, il s'enlevait de la
politique, il était vraiment le bonhomme... on pouvait pas le
savoir. Il parlait beaucoup avec sa petite, sa fille que je savais
pas que c'était sa fille. »
« Il
mangeait ce qu'on lui mettait sur la table, il regardait même pas ce
qu'il y avait à manger. C'était pas un homme difficile... »
Si
Mitterrand ne demande pas de traitement particulier, les cévenols
lui portent tout de même une attention spéciale. A l'auberge des
Vanels, il demande à manger comme tout le monde et croit être
entendu, mais la patronne le gâte sans lui dire :
« Un
jour, c'était un lundi, j'arrive à l'auberge avec un groupe de
catalans. Je demande s'il y a assez pour le nombre qu'on était. Elle
me dit : pas de problème, et elle nous amène des quantités
incroyables de sanglier et de bonnes choses. Je lui demande comment
ça se fait qu'il y a tant de plats préparés un lundi, elle me
répond "Oh,
ce sont les restes de François".
Alors il y a un catalan qui a demandé "C'est
qui, François ?"
»
Certains
s'efforcent même de protéger son intimité, alors qu'il ne le
demande pas.
« On
était montés avec ma mère au troupeau pour chercher du fumier. On
s'était arrêtés chez madame Martin pour acheter du fromage au
passage. Pendant qu'on était dans la maison, Mitterrand est arrivé
pour passer un coup de fil. Je me souviens, devant la porte je l'ai
vu rattacher son lacet de soulier. Je me suis dit « Chouette,
on va pouvoir parler un peu avec Mitterrand ». J'étais
contente parce que j'avais envie de l'inviter à descendre à Rousses
un
de ces jours pour organiser un moment convivial avec les habitant.
Mais madame Martin, quand elle nous a eu donné nos fromages, elle
nous a fait sortir par la porte de derrière pour ne pas qu'on le
croise. Je n'ai jamais eu d'autres occasions de le croiser, hélas ! »
Le contact est donc plutôt bon entre Mitterrand
et les cévenols. L'un d'eux résume cette relation d'une phrase bien
sentie : « Machiavel est toujours sympathique »
***
Lorsque, le 22 mars 1988, François Mitterrand
annonce sa candidature à sa propre succession, il sait depuis
longtemps
qu'il est malade, atteint d'un cancer de la prostate. Comme à son
habitude, il a voulu rester maître de son image. Donner cette
information aux français l'aurait fait paraître affaibli, et il ne
l'a pas souhaité. C'est donc en faisant mine de rien qu'il va
prendre sa propre succession à la tête de l'état, alors que sa
santé se dégrade, et que la douleur monte, jusqu'à atteindre des
niveaux difficilement supportables.
Il viendra encore un ou deux fois à Massevaques,
pour y vivre des séjours plus confinés. La longue descente à
l'auberge des Vanels n'est plus à sa portée, il devra se contenter
de courtes sorties aux alentours. Charles Salzmann, qui le sait
condamné, garde un souvenir douloureux de ces promenades cévenoles
qu'il sait être les dernières.
Les dernières années de son règne s'achèveront
sans qu'il revoie ses chères Cévennes. Il meurt le 8 janvier 1996.
Charles Salzmann meurt le 22 juin 2009.
Finalement
Mitterrand était un grand amoureux de la France
et de ses terroirs. Il les a souvent parcourus officiellement, en
tant que premier secrétaire du PS, Ministre ou Président. Il a
également abrité ses escapades privées dans de nombreux lieux plus
ou moins connus du grand public.
En tant que Président, il a bien sûr fréquenté
le fort de Brégançon, Rambouillet, Marly-le-Roy... Ces lieux,
adaptés pour recevoir les Présidents en exercice, étaient très
pratiques. Accessibles, surveillés, protégés, équipés du
nécessaire de communication pour parer aux imprévus, ils
facilitaient l'organisation de séjours au calme, tout en restant
proche de la fonction.
Mitterrand préférait cependant passer son temps
libre dans des lieux plus simples, qui avaient pour lui un sens plus
profond. Il retournait régulièrement dans les fiefs familiaux, à
Jarnac en Charentes (sa ville natale), ou bien à Cluny en Saône et
Loire (village familial de sa femme Danièle), ou il retrouvait aussi
les compagnons de résistance. Il séjourna encore plus souvent sa
propre maison secondaire, à Latché dans les Landes, pour passer des
vacances privées mais presque officielles puisque souvent
médiatisées. Il y était régulièrement accompagné d'amis
politiques, voire de chefs d'état.
Tous ces territoires l'ont profondément marqué,
et par sa fidélité à y retourner souvent, il les a marqués en
retour. Il n'en fait pas secret. Il les évoque dans plusieurs écrits
autobiographiques.
Lorsqu'il voulait vraiment se retirer du monde, il
lui fallait aller encore ailleurs. En des lieux plus reculés, plus
discrets. Il y en avait au moins deux. A Gordes, dans le Vaucluse, il
était copropriétaire d'une maison - dont l'existence resta cachée
jusqu'à sa mort - dans laquelle il se rendit souvent avec Anne
Pingeot et Mazarine. Et puis il y avait Massevaques. Cette retraite
cévenole semble être restée totalement à part dans son esprit. Il
n'y reçut pas d'invités, il n'en parla dans aucun de ses écrits
officiels. On pourrait supposer que ce silence cache quelque secret.
Il n'en est sans doute rien. Massevaques représentait tout
simplement pour Mitterrand le contact direct, sans intermédiaire,
avec la nature et le monde rural. Ici, et ici seulement, il pouvait
être l'homme plutôt que le politique, mener une conversation
parfaitement ordinaire et banale avec une personne croisée dans la
rue ou sur un sentier.
Les 24 et 25 juin 1985, pendant son premier mandat
présidentiel, il effectue un voyage officiel en Cévennes. Ce sera
le seul en tant que Président. Au Vigan, à Alès, à Mende, ses
discours sont pointus, techniques. Il y parle politique, Europe,
Marché Commun.... L'arrêt qu'il fait à Florac, à quelques
kilomètres de sa retraite de Massevaques, est différent. Le
discours qu'il prononce dans cette petite cité est court, exempt de
considérations politiques. C'est le coeur qui parle :
[...] C'est un pays de lutte par ici. Il faut
avoir lu la littérature de ces siècles derniers pour savoir que
cette population, fière d'elle-même, désireuse d'assumer la
liberté de sa pensée, a su affronter les pires périls. Mais tout
cela a été payé cher et tout ce qui peut composer le paysage
humain de la Lozère et, en particulier, des Cévennes, a présenté
un effort quasiment surhumain dans lequel se sont perdus beaucoup des
vôtres. Vous avez raison de le dire, la nature est restée intacte,
vous avez su la protéger. Elle était, elle aussi, menacée et la
source d'intérêts est considérable. Vous avez bien voulu le
rappeler, chaque année je viens me promener par vos chemins, à la
fin de l'été et il n'est pas de pays, en dehors de mon pays
d'origine que j'aime pour les raisons que l'on devine, qui ait
davantage attaché mon goût de la France. Nous venons de survoler,
du Vigan jusqu'ici, ce pays fort admirable mais, en même temps, nous
avons pu constater la destruction de l'habitat ancien. Il était
facile d'apercevoir de quelle façon l'homme s'était retiré d'un
certain nombre de vallées ou de plateaux. [...] On vient d'un peu
partout jusqu'ici. On n'y reste pas, l'hiver est dur, c'est du
tourisme passager trop souvent. Mais il n'y a pas que cela. Vous avez
les vallées, vous avez les rivières, vous avez les richesses de la
nature, comme on dit de "l'environnement".
[...] J'aurai fait un grand parcours, beaucoup de haltes, celle-ci
restera dans ma mémoire, en tout cas dans ma mémoire affective.
[...] Merci à vous, habitants de Florac et de la région, vos très
belles rivières, leurs confluents, cette "Fleur des eaux",
cette petite cité logée dans l'anfractuosité des Causses avec
l'Aigoual de l'autre côté, croyez-moi, c'est une partie de la
France à laquelle je tiens. Il faut qu'elle vive, on va s'y
appliquer tous ensemble."
Voilà un long et lyrique développement de
l'expression « Un pays rude mais beau » que Mitterrand
avait employée avant de monter dans son hélicoptère sur la can de
l'Hospitalet. Ce sont cette rudesse et cette beauté, tant des
paysages que des gens qui vivent là, qui lui parlent et qui le
touchent.
***
Mitterrand a aimé les Cévennes. Les Cévennes le
lui ont largement rendu. Dans ces années d'immense espoir, alors
qu'une partie de la France attendait de le voir arriver au pouvoir,
il ne pouvait pas être mieux accueilli que dans ce petit pays dont
la tradition politique est à gauche depuis toujours.
Voir cet homme connu, admiré, choisir leur petit
pays pour venir se ressourcer a représenté une grande fierté pour
les cévenols. Le voir arriver à la tête de la France encore bien
plus. Dans les années qui suivirent l'élection de 1981, malgré
quelques avancées sociales significatives, les gens comprirent peu à
peu que la gauche ne pouvait pas tout. Mais les cévenols restèrent
fidèles à Mitterrand, l'homme, qui avait su les comprendre, plus
encore qu'à l'homme politique. On en parle encore dans les hameaux
cévenols... et on en parlera encore longtemps.
« Il a fait sa vie et... nous faisons la
notre. »
Au dessus du hameau des Ablatats, tout près de
Massevaques, les hasards de la morphogenèse ont donné à la crête
rocheuse le profil d'un visage. Le front fuyant, le nez aquilin, les
lèvres fines et pincées font sans hésiter dire aux habitants des
environs :
« Regardez : C'est
Mitterrand ! »
Sources, remerciements
Le texte qui
précède est une version provisoire. J'espère que sa lecture
ravivera des mémoires, et fera ressurgir de nouveaux souvenirs, de
nouvelles anecdotes, qui viendront l'enrichir. Si c'est votre cas,
n'hésitez pas à me contacter.
Les témoignages rapportés dans ce document ont été apportés par
Eliette Valat (Rousses), Alain Argenson (Rousses), Annick Argenson
(Rousses), Maurice et Marguerite Gout (Montcamp, Rousses), Lucette
Ponge (Les Vanels, Vébron), Claude Espinasse (Ispagnac), Gérard
Serrière (La Salle Prunet), Marie-Lise Rouquette (Prat-nouvel,
Rousses), Guy Bazalgette (Les Crottes, Bassurels), Robert Chaze
(Massevaques), Jean-Paul Martin (Florac). La photo d'époque a été
prêtée par Guy Bazalgette. Je leur adresse à tous mes
remerciements chaleureux. Les photos d'aujourd'hui sont de moi-même.
J'ai également trouvé dans les ouvrages suivants des éclairages
complémentaires :
Mitterrand,une vie, Franz-Olivier Giesbert, Editions du seuil, mai 1996
Le bruit de la main gauche, Charles Salzmann
La paille et le grain, François Mitterrand
L'abeille et l'architecte, François Mitterrand
Merci à Sophie Lemonnier pour ses relectures, ses conseils, et le lien avec
les habitants de Rousses.
« Une
rose au paradis », que vous pouvez lire sur internet
(http://www.reveeveille.net/un_ecrit.aspx?idecrit=126)
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