Roger, le marcheur des Cévennes
Un jour, Roger frappa à ma porte avec une épaisse chemise cartonnée orange sous le bras. Elle était pleine de vieux documents : des cartes griffonnées à la main, des textes tapés avec une machine très ancienne, des articles découpés dans des revues depuis longtemps disparues... Examinant minutieusement ces feuilles jaunies par les années, il m’expliqua : « J’avais l’intention d’écrire l'histoire de la Can de l’Hospitalet. C’est un endroit passionnant ! Mais j'ai trop de projets, et plus assez de temps devant moi pour les mener à bien. Toi qui habite juste à côté, tu pourrais peut-être le faire ? Tiens, je te laisse les documents que j’avais commencé à rassembler. »
Comment résister à une si belle invitation? Je me mis au travail séance tenante, et ce projet prit une place importante dans ma vie, qui perdure encore aujourd’hui.
Roger proposa de m’emmener sur le terrain. Dans les mois qui suivirent, nous montâmes régulièrement arpenter le plateau. Balade après balade, il me raconta ce qu'il en savait, et me fit part de ses questionnements. C'est ainsi que nous apprîmes à mieux nous connaître. Notre relation se noua sans grandes effusions : Roger était pudique à l’extrême. Mais à l'occasion, lorsqu’au vent et à la neige de la can nous échangions sur l'esprit de ces lieux qui nous fascinaient tous les deux, des souvenirs, des émotions plus personnelles transparurent, et il me dévoila de petits pans de sa personnalité.
Au retour de l’une de ces exploration, enfoncés dans de confortables fauteuils devant un feu de cheminée crépitant, un verre de rouge à la main, nous poursuivîmes l’échange. Je l’interrogeai sur une revue d'histoire locale. Oui, il y avait bien participé, à l’époque, mais il l’avait trouvée vieillotte et dépassée. C'était maintenant de l'histoire ancienne.
A ma grande surprise, à la fin de sa réponse, Roger le taiseux ne replongea pas dans le silence comme il en avait l’habitude. Pour quelle raison ce souvenir précis en appela t-il un autre, puis un autre encore, je ne sais. Mais, comprenant que le moment était unique, j'attrapai un carnet et un stylo
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L'histoire commence à Béziers, où vit la famille Lagrave. Le père de Roger est protestant, et sa mère catholique. Détail de peu d'importance ? Peut-être faut-il y voir l'origine de l'ouverture d'esprit qui permettra des décennies plus tard à Roger de trouver naturellement sa place dans des Cévennes marquées par les conflits religieux du passé. A chaque vacance Roger part camper en Lozère avec le patronage. Basé à Meyrueis, il fait connaissance avec le massif de l'Aigoual, les causses, Bramabiau... La rencontre avec ces grands espaces sauvages est une révélation. « Béziers, c’était les vignes, la nature c’était à peu près zéro ». Très tôt, il sait qu’il fera sa vie en Lozère dès qu’il le pourra.
Lorsqu'il se décide pour le métier d'instituteur, au lieu de choisir Nîmes, Béziers ou Carcassonne, c'est tout naturellement à l'école normale de Mende qu'il va passer le concours d’entrée. Il le décroche de la seule manière dont il pouvait être fier : dans les derniers ! Mais « cela suffisait pour être pris ». Il intègre la promo de 1941, avec une vingtaine d’autres étudiants. Le voilà en Lozère pour de bon.
Sa formation va durer 3 ans. A l'époque, on intégrait l’école Normale avant même d'avoir le bac, et obtenir celui-ci était une condition sine qua non pour avoir son diplôme. Mais il n'y avait pas encore de lycée en Lozère, alors il fallait travailler de manière autonome. Comme dans toutes les régions rurales, l'ambiance était très anti-laïque. "De la terrasse de l’école normale, on apercevait le grand séminaire. Les séminaristes en soutane se promenaient, ils étaient très nombreux, on les considérait comme des ennemis. On se tapait pas dessus, mais...". Et Roger de conclure, non sans une certaine fierté, en agitant son index : "On était les hussards noirs de la République !"
La guerre s'immisce dans la formation. A un ou deux ans près, Roger est trop jeune pour partir au STO, mais il est tout de même convoqué à des travaux d'été : il doit partir à Toulouse dans une usine d'armement. « J'y suis allé, pour voir un peu comment ça se passait, et puis j'en suis parti. Illégalement ». Voilà donc Roger « déserteur ». Il prend le train de Béziers.
« A un moment, un message a été diffusé dans la rame : « Achtung ! Les voyageurs en provenance de Toulouse doivent rester à leurs places ». Les allemands ont commencé à ratisser le train, demandant à voir les papiers d'identité. Moi je n'en avais pas, évidemment, puisqu'on me les avait confisqués à l'usine de Toulouse. A cette époque, un homme sans papiers c'était un terroriste, alors je n'en menais pas large. Un allemand très jeune, de mon âge, a demandé leurs papiers aux deux personnes qui étaient assises à ma droite et à ma gauche. A moi, il n'a rien demandé. Comme si j'étais transparent. Je me suis souvent demandé, plus tard dans ma vie, ce qui s'était passé à ce moment. Est-ce qu'il m'avait sciemment évité après avoir compris que je n'étais pas en règle ? Après tout, on était du même âge, de la même génération... Qui peut savoir ce qui se passe au fond des gens ? »
La guerre est maintenant finie, et Roger peut reprendre sa formation. Le dernier stage est celui d'éducation physique. Roger y rencontre une certaine Marie, qui prépare elle un brevet pour être professeur d'éducation physique. Ils se marieront bientôt.
Pour clôturer officiellement la formation d’instituteur, il faut passer un examen en situation, le CAP (certificat d'aptitude pédagogique). Malgré son attachement à la Lozère, Roger a des envies de voyage (« j’avais probablement le feu au cul », commente-t-il avec un léger sourire). Il demande, comme c’est son droit, à passer le Certificat en outre mer : Tahiti, Madagascar, les îles Kerguelen… autant de destinations exotiques qui le font rêver. Il est finalement envoyé en Algérie, ce qu’il prend avec philosophie : « C’était déjà un commencement ». L’avenir lui donnera raison ! Il part donc passer son CAP à la Kasbah d’Alger. Il l’obtient, sans grand mérite à l’en croire car « tout le monde l’avait ».
Marie reste d’abord en France puis le rejoint. Ils resteront 4 ans en Algérie. D'abord à El Kartara en Kabylie, puis dans le grand Erg oriental.
Mais l’envie de changement le reprend. Dans ces années d'après guerre, la pédagogie connaît une phase de développement important. Les "nouvelles méthodes" gagnent du terrain. En France, Célestin Freinet a créé a Vence, dans les Alpes maritimes, une école privée qui fonctionne selon sa propre approche, et qui n'est évidemment pas encore reconnue par le Ministère de l’éducation. Depuis longtemps Roger suit le travail de Freinet, et il n’y tient plus : il se met en congé pour « convenances personnelles », et revient d'Algérie pour examiner tout ça de plus près. Il passe ainsi un an auprès du maître, comme instituteur.... Par principe, Freinet n’accueille ses stagiaires que pour une unique année. Ce n’est pas ça qui va gêner Roger et Marie : le virus du voyage les reprend.
A nouveau l'Afrique. Cette fois c'est le Cameroun, pour presque 15 ans. Marie et Roger s'installent "dans la brousse", près de Douala... Roger y pratique la pédagogie Freinet avec les petits africains. En parallèle, il lance et mène (déjà !) des projets personnels à foison. Il prend contact avec l'UNESCO, pousse pour que cette vénérable maison crée une maison d'édition sur place, et y fait imprimer plusieurs ouvrages personnels : un cours d'éducation civique, une histoire du Cameroun, et une littérature camerounaise... rien que ça ! Cette période se termine avec une dernière année à Yaoundé, puis la bougeotte reprend la famille et c’est un nouveau départ vers le Sénégal. Mais la vie de la famille s’est singulièrement compliqué. Les trois très jeunes enfants sont source d’inquiétudes liées à leur santé et à leur scolarité. Les Lagrave décident de revenir en France. Ils s’installent à Choisy-le-Roy, en région parisienne. Roger découvre les embouteillages quotidiens pour aller au travail. C’est la douche froide, et l'envie de repartir vers des contrées plus calmes. C’est alors que Roger entend parler d’un tout nouveau dispositif d’animation socioculturelle.
L’histoire a débuté des décennies plus tôt. Elle fait intervenir un certain Paul Harvois. Avant la seconde guerre mondiale, il a été instituteur en Champagne, et s’est démené pendant des années pour animer son village. A cette époque, les instituteurs étaient des personnalités très importantes du tissus social rural : en plus de leur métier, ils assuraient souvent la fonction de secrétaire de mairie, président du club de football, patron de tombola, etc. Ils faisaient, déjà, de l’animation rurale, sans le savoir. En 1952, alors qu’il est devenu directeur départemental de la Jeunesse et des sports de Haute-Marne, Paul Harvois rencontre le préfet Edgard Pisani. Ils tombent immédiatement d’accord sur le constat : « Le milieu rural est en train de crever. Il n’y a pas de culture, il ne s’y passe rien, les gens partent, il faut réagir ». Ils sont d’accord aussi sur un des remèdes possibles : créer des animateurs socio-culturels ruraux pour redonner de la vie aux régions sinistrées. Quelques années plus tard, en 1963, Edgard Pisani devient Ministre de l’Agriculture et embauche Paul Harvois pour jeter les bases concrètes de l’animation socioculturelle rurale. C’est finalement Edgard Faure, successeur de Pisani, qui crée un nouveau corps de fonctionnaires : les animateurs socio-culturels en milieu rural.
Roger est totalement séduit par ce dispositif : voilà l’occasion qu’il attendait ! Il pose sa candidature.
La sélection ne se fait pas sur la formation, mais sur l'expérience et les réalisations : arts, voyages, projets... Voilà qui fait son affaire, car en ce domaine il est particulièrement bien armé. A l’entretien, il lui suffit quasiment de déposer sur la table son « Histoire du Cameroun », sa « Littérature du Cameroun » et tous les autres ouvrages auxquels il a participé pour être accepté haut la main.
Paul Harvois l’interroge :
- Alors, où veux-tu faire ton travail d’animateur ?
- En Lozère, et nulle part ailleurs !
- Alors tu vas y aller, parce que personne d’autre n’en veut !
C’est ainsi qu’en 1967, la famille Lagrave abandonne sans états-d’âme Choisy-le-Roy et atterrit à Florac. Hélas, le nouveau dispositif n’est pas encore bien organisé. Ni le Directeur de la Chambre d’Agriculture ni le directeur des Services Agricoles ne sont avertis de la prise de poste de Roger, et ils râlent. On ne va tout de même pas leur imposer un fonctionnaire qu’ils ne connaissent pas !
Roger doit donc bagarrer pour faire sa place. Mais ce démarrage difficile est compensé par la liberté étonnante dont jouissent les animateurs socio-culturels. Ils n’ont ni consignes, ni directives. Ce qu’on leur demande, c’est de l'autonomie, des idées et de l'énergie. Tant que ça dynamise le milieu rural, c’est bon. Voilà un cadre qui convient totalement à Roger. Il s'installe un bureau au château de Florac (le PNC n'existe pas encore), anime des randos découverte, organise des chantiers de restauration de clèdes...
Marie n’est pas en reste. Elle alimente largement le dynamisme local, en créant par exemple l'association de danse floracoise "Les Raïoulets", qui connaîtra une belle longévité.
Mais les animateurs socio-culturels et leur insolente liberté d’agir et de penser ne sont pas bien perçus par le pouvoir conservateur de l’époque. « On était un peu considérés comme des agitateurs ». A chaque petite avancée de la gauche, les Renseignements Généraux viennent leur tourner autour pour voir s’ils n’ont pas une « mauvaise » influence sur le corps électoral local. En mai 68, Florac est calme, mais l'été suivant des envies de révolution soulèvent gentiment la ville. De petites barricades sont levées, les forces de l’ordre interviennent. Rien de grave, mais les institutions locales sont comme toujours promptes à vouloir désigner des responsables. Les animateurs socio-culturels sont une fois de plus montrés du doigt par les RG, et voilà Roger quasiment considéré comme un révolutionnaire à éloigner ! La famille est convoquée à Mende pour une réunion de crise durant laquelle le préfet et plusieurs chefs de service départementaux informent Roger de sa mutation vers le lycée agricole de Nîmes, où il sera chargé des cours d'éducation socioculturelle. Le placard. Mais un miracle se produit : le Président de la Chambre d'Agriculture, celui-là même qui l’avait si mal accueilli à son arrivée à Florac, annonce à la cantonnade qu'il l’embauche dans ses services, coupant l'herbe sous le pied des autres responsables administratifs.
Roger intègre donc la Chambre d'Agriculture. Là encore, c’est la liberté absolue. « Le Directeur m’avait embauché pour me rendre service, parce qu’il m’aimait bien et qu’il savait ce que je risquais. Mais il ne me donnait absolument rien à faire. Je lui proposait des projets, il les mettait dans son tiroir et les oubliait". Roger travaille donc exclusivement sur... ce qu'il veut. Un an plus tard, lorsque la mission de création du Parc National est mise en place, Roger y est naturellement intégré.
Lorsque le Parc est créé, en 1970, il y travaille, toujours en tant qu'animateur. Il s'installe un bureau dans la minuscule et glaciale tour d'angle, son "placard à balais" comme il l'appelle. Mais cette institution assez lourde ne lui offre pas la liberté à laquelle l’ont habitué ses employeurs précédents. Ses propositions de projets ne sont pas toujours bien reçues. Alors il fait des choses en dehors, beaucoup de choses. Il crée la revue "Drailles", l'association "Chemins", les éditions Gévaudan Cévennes… Avec Marie, ils créent et entretiennent le magnifique jardin de la Salle Prunet, dans lequel ils accueillent des animations, des concerts, des fêtes… Roger écrit, écrit sans cesse : un roman, des dizaines de fascicules thématiques à mi-chemin de l'information historique, scientifique et du conte, un style bien à lui, connu dans toute la région. Il devient conteur, pour dire ses propres histoires ou celles de la tradition (on peut l’écouter sur toutes les manifestations régionales), et suscite au passage la création de l’association de conteurs cévenols Paroles de Sources. Certaines de ses envies peinent parfois à prendre corps : la maison du conte, les pèlerinages « traditionnels » à créer sur des lieux de mémoire… qu’importe, il revient à la charge régulièrement, s’invente d’autres envies. A 70, 80, 90 ans, il n'arrête jamais ! Même le départ de Marie ne l’abat pas. Les projet s'enchaînent et ne se ressemblent pas.
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Roger parla une heure, sans interruption. C’était un vrai miracle, un cadeau formidable de la part de cet homme si secret. Courant sans répit sur le papier pour ne rien perdre de ce récit épique, ma main me faisait mal. Roger se tût soudain, et m’observa avec interrogation. « Pourquoi écris-tu tout cela ? Tu ne vas pas le mettre sur ton site internet au moins ? Parce que ça n’intéressera personne ! »
Il s’enferma alors dans un silence songeur. Je perçus les foules d'idées et de souvenirs qui se pressaient encore derrière son front. Il reprit finalement la parole d’une voix lente et réfléchie.
« Ce qu'il faut comprendre de tout ça, c'est que la vie est longue. A vingt ans, on a plein d'envies et d'idées. Si on veut, on a tout le temps de réaliser les projets les plus incroyables, et après il y aura encore du temps pour en inventer et en réaliser d'autres. En fait, on a plusieurs vies dans une seule vie. Alors il ne faut pas hésiter à s'engager dans une voie. Si ce n'est pas la bonne, il y en aura d'autres derrière ! »
Voilà quelques mois, à une amie qui l’interrogeait sur son jardin, Roger répondait : « Je vais y planter des bulbes de tulipes. Pour que les amis m’y rendent visite. ».
A bientôt donc dans ton jardin, Roger.
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