Le berger qui aimait les loups
La personne dont je vais vous parler ici n’est plus de ce monde,
depuis la fin de l’année 2021. Je préfère vous le dire tout de suite,
pour que vous ne soyez pas trop triste, à la fin de votre lecture, en
comprenant que vous n’aurez pas la chance de la rencontrer. Car notre
homme, Christian, fait partie de ces humains qui donnent envie de les
connaître mieux, d’être connus d’eux. Et même si ce n’est plus possible,
le seul souvenir de lui redonne espoir dans l’espèce humaine.
Les premières fois, on passait devant lui sans s’arrêter. On avait
juste l’impression d’apercevoir quelque chose, au coin de la haie. La
fois suivante, on faisait plus attention. Effectivement, un peu plus
loin, il y avait bien quelque chose… ou plutôt quelqu’un. Un homme, de
corpulence costaude, grande barbe, assis sur une chaise, au coin d’une
haie, tourné vers le soleil. Fois après fois, les choses se précisaient.
Il n’occupait pas toujours à la même place, mais s’installait toujours
au bord d’une haie, dos au vent, face au soleil. Si possible légèrement
en hauteur, pour surveiller ses bêtes. Plusieurs endroits qu’il
fréquentait étaient matérialisé par des chaises, qu’il laissait sur
place pour ne pas avoir à les trimballer à chaque fois. On pouvait donc
tomber un peu n’importe-où sur une vieille chaise délabrée par le soleil
et les intempéries et se dire « Tiens, ici vient Christian ».
Parfois on le surprenait à se déplacer en boitant d’un emplacement l’autre, appuyé sur un fauteuil canne.
Le troupeau de Christian ? Un bien modeste troupeau à vrai dire. Une quinzaine de bêtes. Un jour, on se décide à oser. On se gare un peu plus loin et on part
en balade sur le chemin. Quelques sonnailles tranquilles nous le
confirme : il est quelque part par là. Une forme est allongée dans
l’herbe, confortablement. Il nous a repérés avant nous, et maintenant il
nous observe approcher, d’un regard affirmé, interrogatif et vaguement
moqueur. « Encore des curieux, qu’est-ce qu’ils vont me sortir, ceux-là
? ». Mais l’homme est invitant, tout de suite chaleureux, il se met à
parler, à raconter. Et surtout, il questionne. Il n’est pas de ceux qui
n’ont de cesse d’étaler leur savoir sans écouter. Il a envie de vous
connaître mieux, d’apprendre de vous. Alors, sans plus de façons, il
questionne. Il veut savoir où vous vivez, ce que vous faites dans la
vie, ce que vous pensez-vous de tel sujet, de tel événement d’actualité.
Jamais très intimes, ses questions ont le mérite de vous donner une
place.
A la troisième visite, il nous interpelle par nos prénoms. Nous ne
sommes pas peu fiers : c’est une étape de l’acceptation. Et puis,
bientôt : « On peut se tutoyer, ce sera plus facile ». Ce n’est même pas
une question, juste une constatation de bon sens. Ho ho, nous voilà
adoubés !
Les loups représentent un gros problème pour les éleveurs et les
bergers. Ceux-ci sont pour la plupart très critiques quant à la présence
des prédateurs sur les terres parcourues par leurs troupeaux. Beaucoup
aimeraient les voir – ou les faire – disparaître. Christian, lui, n’est
pas de cet avis, et il le crie haut et fort : « Les loups, ils sont ici
chez eux, comme nous. Ceux qui ont des problèmes avec le loup, ils n’ont
qu’à mieux garder leurs bêtes. On est faits pour cohabiter ! ».
Entendre pour la première fois Christian tenir ce discours, c’est un
choc. C’est une position incroyable, rarissime. Mais il aborde
régulièrement le sujet, alors on s’habitue. Cela fait rapidement partie
du personnage, de son caractère gentiment provocateur. Christian est naturaliste de cœur. Il est à l’affût du vivant qui
l’entoure. Il n’arrête pas de dire à Sophie qu’elle est un crack de la
botanique, une grande spécialiste, et à le clamer à tous les gens qu’il
rencontre. Un jour, elle lui demande s’il a déjà observé l’Antoune, une
plante connue sur le Mont Lozère comme une panacée, une bonne à tout
soigner. Christian ne connaît pas, il semblerait que sa réputation et
son aire de répartition n’aient pas atteint le causse. Sophie raconte
comment la plante, après avoir connu la gloire, a disparu des mémoires
et des jardins, et comment elle revient peu à peu. Christian écoute avec
intérêt. Quelques mois plus tard, il amène Sophie près de son petit
troupeau qui pâture un regain de luzerne, et lui désigne une jeune
brebis de l’année. « Regarde, Sophie, cette tache qu’elle a sur le dos,
tu la vois ? ». Elle a la forme d’un cœur presque parfait. « C’est ma
préférée. Je l’ai appelée : Antoune ». Parmi le monde du vivant, ce sont les oiseaux qui ont la préférence
de Christian. Autrefois, il ne sortait jamais sans ses jumelles. Il ne
les porte plus guère aujourd’hui que ses genoux le font souffrir, mais
il est toujours attentif. Souvent, au détour de la conversation, il se
tait soudain au beau milieu d’une phrase. On peut alors le voir suivre
attentivement du regard un point qui traverse le ciel. Son verdict tombe
: « Tiens, une alouette lulu. Elle est tôt. » Et puis il reprend la
conversation là où il l’avait abandonnée.
Lors d’une de nos visites, nous amenons avec nous un petit neveu.
Comme la majorité des enfants de son âge, il s’intéresse plus aux écrans
qu’à la vie d’un berger caussenard du siècle dernier. Pourtant, mine de
rien, il écoute. Il s’intéresse. Même : il semble touché. Les années
suivantes, chaque fois qu’il repassera dans les environs, il demandera à
voir Christian. Et durant cette période si trouble de l’adolescence,
durant laquelle rien n’a de valeur, rien ne suscite l’envie, il avouera
même que le métier de berger, ça pourrait l’intéresser. L’une des particularités de Christian est d’être incroyablement
photogénique. Son visage large, solide, son regard franc, sa grande
barbe… tout donne envie de sortir l’appareil. Mais voilà un geste très
délicat, qui peut heurter la pudeur, ou au contraire vexer. Pensant user
d’une manœuvre d’approche particulièrement intelligente , j’ai pendant
plusieurs visites laissé l’appareil au repos, puis je l’ai utilisé pour
prendre des paysages pendant que nous discutions. J’ai ensuite
photographié Pipo le chien, Antoune la brebis… Un jour qu’il se trouvait
dans le champ de mon prochain cliché, il m’a simplement dit « Vas-y,
prends des photos, n’hésite pas ! » Me sentant accepté, reconnu, je
m’engouffrais dans cette brèche et mitraillais à tout va, de plus en
plus près, de plus en plus explicite. Lorsqu’il s’en apercevait, au lieu
de minauder, il jetait un regard franc à l’objectif. Non seulement il
aimait ça, mais il savait y faire !
A l’écran, ses regards semblent toujours spontanés, . Il a
l’habitude, et même, il aime ça. Et le résultat est toujours au
rendez-vous. L’autre particularité de Christian, c’est d’être amoureux de la
parole. Ce n’est pas si courant dans le monde rural ! Depuis qu’il
reçoit des visites, il a parlé, parlé, à tous ceux qui ont bien voulu
l’entendre. A force, son discours s’est rodé, poli, étayé, ses points de
vue se sont élargis. Il a des réparties affûtées, des bons mots prêts à
servir en toutes situations. C’est vraiment un sacré parleur. Sans
doute le sait-il, mais cela n’enlève rien au plaisir que l’on a à
l’écouter. Pourtant, pendant des décennies, Christian est resté
totalement muet sur un sujet qui l’a pourtant touché de près : la guerre
d’Algérie, seule période de sa vie durant laquelle il a quitté le
causse Méjean. Il ne pouvait pas mettre de mots sur ce qu’il avait vécu
là-bas. Et puis, les dernières années, sa parole s’est peu à peu
entr’ouverte et il a pudiquement livré un peu de ses ressentis. C’est
dans un petit film amateur réalisé par Alain Bouchard
en 2011 qu’il les exprime le mieux : « Moralement, il n’y a rien de bon
dans une guerre. J’ai vu des choses atroces, pas humaines. J’ai été
démoralisé par cette guerre. C’est ce grand silence, cette profession
qui m’a guéri ! »
Les dernières années, les genoux le faisaient souffrir de plus en
plus. Il avait de plus en plus de mal à suivre le troupeau. Et pourtant,
il n’arrivait pas à se décider à se faire opérer. Alors il
s’accrochait, mais il devait sentir que cela ne pourrait pas durer
longtemps. Un jour, il nous raconta comment un berger de sa
connaissance, qui comme lui avait gardé quelques brebis pour ses vieux
jours, lui avait expliqué que ce minuscule troupeau était ce qui le
raccrochait à la vie. « Si un jour on me retire mes brebis, je mourrai
! » avait-il ajouté. Et Christian, racontant cela, nous regardait droit
dans les yeux, pour bien signifier qu’il ressentait la même chose. Et
sans doute, parce qu’il avait un pressentiment. Quelques mois plus tard,
lorsqu’il ne lui a plus été possible de sortir avec ses bêtes, il a dû
se séparer de son troupeau. Il est resté chez lui, allongé à ne rien
dire, ne rien faire. Et bientôt, sans plus parler. Et il a rejoint le
paradis des bergers.
Quelques vieilles chaises ont continué à traîner un moment dans les
prairies environnant Nivoliers, histoire de se rappeler : « Tiens, ou
est donc ce sacré Christian, aujourd’hui ? ». Et puis elles ont disparu.
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